Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/32

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boivent le mien… C’est jamais que les plus honteux qui perdent.

Arrêté dans un coin où il ne passait personne, il puisa avec son quart dans le seau et le tendit à Gilbert.

— Tiens, lui dit-il, bois ça, tu y as droit.

Il avait en effet composé dans son esprit, et à son usage seulement, un petit traité des droits et des devoirs du soldat où il était admis de bon accord que l’homme de corvée avait droit à un quart de vin comme récompense. Il en but un aussi, puisqu’il aidait l’homme de corvée, et repartit plus léger. Tout en marchant, il racontait des histoires à Gilbert, lui parlant à la fois de sa femme qui était couturière, de la bataille de Guise, de l’usine où il avait travaillé à Paris, et de l’adjudant Morache, un rempilé, notre bête noire. Quand ils arrivèrent au cantonnement, il déposa son seau, jurant qu’il n’avait même pas goûté le vin et offrant comme preuve de faire sentir son haleine, puis il se rapprocha de Demachy, pour qui il lui venait de la sympathie.

— Si j’avais été aux sous comme toi, lui dit-il, et que j’aie eu ton instruction, j’te jure qu’ils ne m’auraient pas vu venir au rif comme ça. J’aurais demandé à suivre les cours d’officier, je serais allé passer quelques mois au camp et on m’aurait nommé sous-lieutenant au milieu de 1915. Et à ce moment-là, la guerre sera finie… À mon idée, t’as pas su nager.