Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/342

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

moulin sans ailes. Je leur disais : « Un jour viendra où nous nous retrouverons, où nous parlerons de nos copains, des tranchées de nos misères et de nos rigolades… Et nous dirons avec un sourire : « C’était le bon temps ! »

Avez-vous crié, ce soir-là, mes camarades ! J’espérais bien mentir, en vous parlant ainsi. Et cependant…

C’est vrai, on oubliera. Oh ! je sais bien, c’est odieux, c’est cruel, mais pourquoi s’indigner : c’est humain… Oui, il y aura du bonheur, il y aura de la joie sans vous, car, tout pareil aux étangs transparents dont l’eau limpide dort sur un lit de bourbe, le cœur de l’homme filtre les souvenirs et ne garde que ceux des beaux jours. La douleur, les haines, les regrets éternels, tout cela est trop lourd, tout cela tombe au fond…

On oubliera. Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L’image du soldat disparu s’effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qu’ils aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois.

Non, votre martyre n’est pas fini, mes camarades, et le fer vous blessera encore, quand la bêche du paysan fouillera votre tombe.

Les maisons renaîtront sous leurs toits rouges, les ruines redeviendront des villes et les tranchées des champs, les soldats victorieux et las rentreront chez eux. Mais Vous, ne rentrerez jamais.

C’était le bon temps.

Je songe à vos milliers de croix de bois, alignées tout le long des grandes routes poudreuses, où elles semblent guetter la relève des vivants, qui ne viendra jamais faire lever les morts. Croix de 1914, ornées de