Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/42

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— Silence… Rassemblement dans le champ à gauche.

Le groupe immobile des soldats faisait dans l’ombre comme une vigne noire, avec tous les fusils dressés. Seul, un point rouge de cigarette piquait la nuit. On le voyait monter aux lèvres, se raviver, puis redescendre lentement.

— Eh ! l’autre salaud qui va nous faire repérer, grogna quelqu’un… Ça ferait tuer les copains pour une cibiche, ces enfifrés-là.

Ayant débouclé son sac, Gilbert s’était couché. La terre des champs était molle et froide, encore humide des pluies récentes, et cela lui gelait les jambes, à travers la capote mince. Son sac sous la tête, les mains glissées dans les manches, il reposait les yeux pleins de ciel. La meurtrissure des deux courroies lui chauffait maintenant les épaules d’une bonne brûlure, et sa fatigue s’écoulait par tous ses membres lâches.

Dans le village, de l’autre côté de la barricade, une compagnie empilée se bousculait pour les distributions. On entendait les ordres, les disputes, tout un tohu-bohu de jour de marché. Une voix pointue criait :

— Faut qu’ils soient saouls… À l’escouade, on a touché trois fois du sucre et rien à bouffer…

D’autres s’appelaient : « Par ici la corvée d’eau… Les chefs d’escouade au vin. »

Puis c’étaient des mitrailleurs qui braillaient, leurs mulets pris dans la cohue. Un chef, pour rétablir le calme, hurlait : « Silence ! Moins de bruit, nom de Dieu ! » Toute cette rumeur réveilla Gilbert engourdi. Il s’accouda.

— Les Boches sont encore loin d’ici ? demanda-t-il.