Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/88

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des injures, il renseigne les camarades en laissant tout bonnement « tomber l’autre noix ». C’est moi, l’autre noix.

Sans me vexer je m’écarte et je me jette à quatre pattes, comme si j’allais demander pardon. Mais non, je respecterai mon uniforme. Je me glisse dans mon trou la tête la première, et je cherche à tâtons une boîte de conserves dans ma musette. Je sors mon réchaud à alcool solidifié, ma gamelle remplie d’eau sale que j’ai précieusement conservée depuis hier matin et, installé sur un sac à terre, je prépare mon bain-marie.

Penché sur la flamme bleue, je me donne un air absorbé, pour tromper mon monde, mais j’écoute hypocritement le marchand de chevaux qui parle toujours. Pour me mortifier, il retrouve des détails oubliés, des précisions nouvelles dont une seule suffirait à me confondre. Comme un refrain, il répète :

— C’est peut-être des bobards, ça aussi…

Tant d’assurance finit par me troubler. Si c’était vrai, pourtant ? ils n’ont pas l’air de plaisanter. La tête penchée, je les observe sournoisement par-dessus ma gamelle où l’eau commence à chantonner. Toute l’escouade est groupée autour d’eux, agitée. Seul, Demachy reste calme et les écoute criailler avec son sourire de tous les jours, narquois, un peu amer, un sourire d’enfant gâté à qui rien ne plaît plus.

En me voyant commencer à manger, les camarades se rappellent que la soupe les attend.

— Ça va froidir, fait remarquer Broucke.

Et il remplit sa gamelle, grasse encore du rata précédent, des haricots restés collés au fond. Après lui,