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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

saye vint occuper, sous la coupole de l’Académie, le fauteuil de Leconte de Lisle, il conta au sujet de ces émotions anciennes du poète, cette anecdote véridique :

« … Leconte de Lisle, avait aimé, dans son adolescence, une ravissante créole. Il ne lui avait jamais parlé, il ne savait même pas son nom, mais il la voyait chaque dimanche sur le chemin de l’Église, et quand elle passait il demeurait en extase. Un jour qu’il se promenait à cheval, rêvant à elle, il la rencontra au détour d’une route comme elle revenait de Saint-Denis, dans un manchy, porté par huit esclaves. Il s’arrêta pour la regarder ; mais les lèvres corallines de la belle créole s’entr’ouvrirent et il l’entendit crier d’une voix aigre et perçante : « Louis, si le manchy n’est pas au Quartier dans dix minutes, tu recevras vingt-cinq coups de rotin. » Le jeune homme arrêta d’un geste les porteurs nègres, puis il descendit de cheval, s’approcha du manchy, et, prenant un ton grave et triste, il dit : « Madame, je ne vous aime plus ! »

Ce récit, emprunté à une de ces Nouvelles exotiques que Leconte de Lisle composa pendant ce séjour à Bourbon et qu’il publia, dès son arrivée à Paris, sous ce titre : Mon premier amour en prose, fut accompagnée de nombreux contes d’une couleur toute pareille et d’un sentiment identique[1]. Tous mettent en scène des nègres autrement vivants que les conventionnelles silhouettes tracées par Bernardin de Saint-Pierre. Leconte de Lisle n’y dissimule rien des violences dont les noirs sont capables : vengeances, convoitises secrètes, furies de désir, qui provoquent des enlèvements et des crimes. Mais à traversées aveux mêmes, on sent percer partout, dans ces récits bourbonniens, le sentiment de pitié profonde, l’élan de justice, on pourrait dire de tendresse, que le

  1. Ces nouvelles, Mon premier amour en prose ; Marcie ; Sacatove, etc., ont paru en feuilleton dans le quotidien La Démocratie Pacifique. Paris, 1846-1848.