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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

le journal est financièrement soutenu. Énervé de ces compromis et de ces demi-audaces, il se découvre brusquement les passions d’un partageur égalitaire. Ce n’est pas chez lui un effet du désir personnel d’améliorer les conditions matérielles de sa vie ; c’est une conséquence de cet amour de l’absolu et de cette passion de la logique à outrance qui sont la trame même de son esprit. D’ailleurs, son cœur souffre ici, pour le peuple, écrasé par les conditions que lui impose l’organisation de la vie industrielle, comme, à Bourbon, il souffrait de la misère affreuse des esclaves. Dans sa vision poétique de la question sociale, il mêle, obscurément, les uns avec les autres. Il se refuse à soi-même d’apercevoir les différences profondes. Il ne veut connaître à cette situation douloureuse d’autre issue que la bataille :

« La guerre sociale est là qui frappe au seuil des palais, les bras nus, l’œil sanglant, l’écume de la faim aux lèvres ! La guerre sociale, affreuse, inévitable, plus effrayante mille fois que 93. La guerre implacable de celui qui n’a rien contre celui qui a tout ; la plus atroce et la plus juste des guerres[1] … » Mais il n’est pas homme à formuler sa pensée tout bas et pour un seul ; en effet dans un article que la Justice et le Droit publient au même moment, il imprime :

« … Si les avertissements étaient éternellement vains, si les souffrances du plus grand nombre devaient frapper des cœurs inexpugnables, nous tous, qui confessons une même foi sociale, nous tous qui marchons ayant les yeux fixés sur un avenir glorieux, nous tous qui vivons de la vie des faibles et des déshérités, et que la lèpre du siècle n’a pas rongés, souvenons-nous que nos pères ont combattu et sont morts pour le triomphe de la Justice et du Droit, et que nous sommes leurs héritiers… »

Ce ne sont pas là des paroles dont on se grise, ce n’est point l’enivrement versé à un cerveau d’artiste, par la surex-

  1. Fragment d’une lettre datée du 31 juillet 1846.