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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

« Le Délégué doit se garder de céder à un semblant d’autorité, qu’il aurait à exercer en quelque occasion que ce soit. Il n’y a que la puissance de la conviction. C’est la seule qu’il laissera pressentir, car l’assentiment donné par le Gouvernement à la mission qui lui est confiée ne lui défère aucune fonction. Il n’y a plus : il ne relève que du républicanisme : l’Apôtre ne commande pas, il prêche, il persuade… »

La fierté que Leconte de Lisle a de tenir cet emploi périlleux, résiste mal au premier contact direct avec la foule. Les gens qui feignent de prêter, à ses paroles, une oreille à demi convaincue, l’écœurent encore plus que ses adversaires déclarés, si bien que peu de semaines après son entrée en mission, il s’écrie :

« … Ces têtes vides du « Club Révolutionnaire » m’ont jeté dans une position stupide. Bien fin qui me rattrapera à me faire le délégué de brutes semblables… Je me suis éreinté ici sans autre résultat que la fondation d’un Club Républicain Démocratique à Dinan... On se figure à grand peine l’état d’abrutissement, d’ignorance et de stupidité naturelle de cette malheureuse Bretagne… La future Assemblée sera composée de bourgeois et de royalistes… N’est-il pas clair comme le jour qu’on veut nous escamoter la Révolution ? On nous imposera bientôt une autre Royauté…[1] »

La sévérité de Leconte de Lisle contre le peuple, surtout contre ses camarades de rêve, retombe sur lui-même. S’il les traite durement c’est qu’il se flagelle. À partir de cette minute, il entre en guerre avec « la masse ». Il la trouve trop différente de ce qu’il avait imaginé. Il s’irrite de la sentir si incapable de s’orienter vers ce chemin du bonheur, qu’on lui montre. Déjà il ne se pardonne pas le temps qu’il a perdu dans de tels efforts. Sa désillusion a la virulence d’une imprécation :

« … Que l’humanité est une sale et dégoûtante engeance !

  1. Lettre à Paul de Flotte, Dinan, avril 1848.