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LE RÔLE DU POÈTE

bien-être des peuples : heureusement pour les luttes morales et les conceptions de l’intelligence[1] »

Entre cet « heureusement » et ce a malheureusement » là, tiennent tous les débats, dont Leconte de Lisle fut le théâtre chaque fois que, penché sur sa conscience, il se demanda s’il devait se lancer dans les efforts de l’action, ou céder aux conseils de la voix intérieure qui lui ordonnait de se désintéresser des « Clubs » pour méditer sur sa montagne sacrée. Il trouva enfin une formule qui devait le satisfaire : le poète pouvait, à un moment donné, descendre dans le tumulte des choses passagères afin de témoigner et de la sincérité de sa foi, et de son aptitude à vivre s’il le voulait, de la vie du vulgaire ; mais cette intervention dans la réalité ne devait être qu’une incursion, non pas une installation :

« … Les efforts, et les modes d’efforts, varient en raison de la diversité et de la hiérarchie des esprits, écrit-il. Les grandes œuvres d’art pèsent, dans la balance, d’un autre poids que cinq cent millions d’almanachs démocratiques et sociaux… Je me plais à croire — et puisse ce rapprochement irrespectueux m’être pardonné — que l’œuvre d’Homère comptera un peu plus, dans la somme des efforts moraux de l’humanité, que celle de Blanqui.[2] »

Comme s’il sortait d’un mauvais songe, Leconte de Lisle s’est donc rejeté vers l’idée, qu’autrefois il s’était formée, du rôle du poète, lorsqu’inconnu et solitaire dans sa maison de Saint-Denis, il se demandait si l’occasion lui serait donnée de devenir, quelque jour, un conducteur d’âmes. À ce moment-là aux yeux de Leconte de Lisle, le poète apparaissait marqué du caractère quasi sacerdotal dont le revêtirent les religions anciennes. Il était le Voyant ; celui qui, avant les autres, touche l’avenir ; qui, à travers les disparates, aperçoit les harmonies ; qui, sous les laideurs matérielles et

  1. Préface des Poèmes et Poésies, 1852.
  2. Lettre à Ménard, septembre 1849.