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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

morales, découvre la Beauté, — l’homme divin, qui, sur les ruines d’un monde qui s’écroule, rêve de bâtir l’idéale cité de Justice et de Vérité :


« Ô Roi prédestiné d’un monde harmonieux
Marche, les yeux tendus vers le but radieux !
Marche à travers la mort et la rude tempête
Et le soleil demain luira sur ta conquête !…[1]


Et ce « Roi prédestiné » cet homme, que le don poétique a élevé au-dessus des autres dans la « hiérarchie sociale », Leconte de Lisle le place en face du Pharaon : en opposition avec le Tyran, cruel et ignorant, il en fait le Prêtre, le Poète-Dieu, dont l’effort embellira les conditions de la vie humaine :


« Heureux l’homme obscur couronné de Justice.
Il vit sans que jamais la mort l’anéantisse.
Sous un tissu de neige, attentif et pieds nus,
Le front illuminé de rayons inconnus
Il frappe au seuil du temple où l’on apprend à vivre
Et le ciel à ses yeux, s’entr’ouvre comme un livre…[2] »


Plus tard, l’idée que Leconte de Lisle se forme de ce Thérapeute du XIXe siècle, — dépouillé de sa robe de lin, de son sceptre d’or et misérablement noyé, par la platitude de la vie contemporaine, dans les flots du vulgaire — s’élargit encore. Il doit être un « penseur ». Le mot est pris ici, par Leconte de Lisle, dans le noble sens qui conseilla à Michel Ange de baptiser : Il Pensieroso, la statue que l’on sait ; il est celui qui médite constamment sur la beauté, sur la justice, sur l’amour, sur la mort, sur le néant des choses humaines.

Et il faut que ce poète ait une haute nature morale : il y a une probité de l’art comme de la vertu — la vertu d’un artiste, n’est-ce pas son génie ?

  1. « La Recherche de Dieu ». La Phalange, 1846.
  2. « Le Voile d’Isis ». La Phalange, 1848.