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Page:Dornis - Essai sur Leconte de Lisle, 1909.djvu/151

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LE RÔLE DU POÈTE

Sigurd. Les libertés que le poète français prend avec la tradition Scandinave n’ont qu’un but : concourir à exprimer d’une façon plus intense, plus saisissante que les Eddas eux-mêmes, les conditions historiques et religieuses de cette époque Scandinave, les particularités de ses mœurs, l’originalité de son caractère.

Chacun des vers, alignés ici par Leconte de Lisle, peint une des faces de l’existence des Jarls Scandinaves. Ils y revivent, dans leurs habitudes de guerre, leurs rivalités de famille, leurs vengeances, leurs jalousies. Si ces héroïnes, pour lesquelles les hommes s’égorgent, sont traitées presque toutes de « reines », ce n’est pas que l’auteur en use comme un poète du XVIIIe siècle ; il ne satisfait pas davantage à ce conseil d’Aristote qui veut que les aventures tragiques soient rehaussées par l’élévation du rang de ceux qui les traversent. Mais rien n’est fréquent, dans l’histoire primitive des Scandinaves, comme les expéditions d’une tribu contre une tribu qui se terminent par l’enlèvement de la fille ou de la femme du chef vaincu : le poète reproduit les faits réels.

Leconte de Lisle ne distingue guère son métier d’historien de son métier de poète. Persuadé que la poésie a été la première religion des hommes, et qu’elle sera la dernière, il s’applique, avec une sincérité absolue, à dégager l’histoire des idées particulières de chaque peuple. Il veut faire sentir que l’histoire de la poésie correspond à celle des phases sociales, des événements politiques et des idées religieuses ; qu’elle en exprime le fond mystérieux comme la vie supérieure ; qu’elle est, à vrai dire, l’histoire sacrée de la pensée humaine[1].

  1. M. Vianey écrit à ce propos : « … Dans ces poèmes de Leconte de Lisle, auxquels on à reproché d’être pédants, ce que j’admire le plus c’est qu’ils le soient si peu, quand ils pouvaient l’être tant, et c’est qu’il y ait tant d’humanité là où il y a une couleur historique si intense et en général si juste ». Il était nécessaire que ces paroles fussent dites par un commentateur technique, de la valeur de M. Vianey,