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LE RÔLE DU POÈTE

cepa en face de l’Ascète, que Leconte de Lisle murmure la prière qui demande l’assistance morale.


« … Je ne viens point à toi dans une heure prospère :
Le Destin noir me suit comme un cerf aux abois.
Jeunesse, amour, bonheur, et la vie à la fois,
Je perds tout. Sauve-moi…[1] »


Alexandre Dumas fils, qui juge utile de mettre le « moi » en scène, et qui pense ouvertement que Leconte de Lisle a « perdu autant qu’il a gagné » en dissimulant sa personnalité derrière son œuvre, lui dit en le recevant à l’Académie française :


« … Ce que vous avez conseillé aux poètes nouveaux de faire, vous l’avez commencé vous-même résolument, patiemment. Vous avez immolé, en vous, l’émotion personnelle, vaincu la passion, anéanti la sensation, étouffé le sentiment… Impassible, brillant et inaltérable comme l’antique miroir d’argent poli, vous avez vu passer et vous avez reflété, tels quels, les mondes, les faits, les âges, les choses extérieures… Vous ne voulez pas que le poète vous entretienne des choses de l’âme, trop intimes et trop vulgaires… Vous faites le ciel désert et la terre muette…[2] »

Et Brunetière déclare :

« Nul, pas même Flaubert, n’a mieux compris, ni plus fidèlement observé que Leconte de Lisle, la doctrine de l’impersonnalité dans l’art[3]. »

Quoiqu’il en soit, que ces jugements soient concluants ou non, Leconte de Lisle lui-même a profité de toutes les occasions qui lui ont été données pour proclamer sa théorie, et la volonté où il était de la mettre en pratique. En tête de la première édition de ses Poèmes Antiques, publiés en 1852, on lisait déjà :

  1. « Çunacepa ». Poèmes Antiques.
  2. En 1887.
  3. La Poésie lyrique en France.