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LE RÔLE DU POÈTE

d’un Bossuet, fouaillant les vices des grands, du haut de sa chaire :

« … Poètes ! l’époque ne vous entend plus, parce que vous l’avez importunée de vos plaintes stériles, impuissants que vous étiez à exprimer autre chose que votre propre inanité. »

Enfin, dans une de ses inspirations les plus géniales, Les Montreurs, il peint, en des vers qui ne périront point, l’intransigeante fierté d’âme dont il a voulu faire sa règle de morale et d’art. Nous l’avons tous sous les yeux, la vision de ce « morne animal », plein de poussière, qui hurle au soleil, pour divertir « la plèbe carnassière ». Leconte de Lisle refuse d’être celui que Les Montreurs traînent ainsi, la chaîne au cou. Il n’apportera pas son cœur ensanglanté sur le pavé de la ville, pour allumer un feu stérile dans l’âme de cyniques spectateurs. Pas davantage, il ne mendiera, au passant, la pitié ; il ne déchirera point, devant la foule, la robe de lumière dont se vêtent la volupté et la pudeur :


« Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dussé-je m’engloutir pour l’éternité noire,

Je ne te vendrai pas mon ivesse ou mon mal.
Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées…[1] »


Voilà bien la révolte de la sensibilité du poète. Nulle exagération poétique ne se mêle à des cris pareils, pas plus qu’à cette lamentation dont une œuvre posthume nous a porté l’écho :


« … Vois, mon âme est semblable à quelque morne espace
Où seul je m’interroge, où je me réponds seul. »


  1. « Les Montreurs ». Poèmes Barbares.