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LA VIE PASSIONNELLE

ingénue, la naïveté, le charme incomplet des vierges, auxquelles son imagination poétique était attachée depuis son adolescence. De l’autre, c’étaient ces séductions précises qui se dégagent de la fréquentation d’une femme intelligente et belle, qui prend plaisir à exercer son pouvoir sur des âmes d’hommes.

Leconte de Lisle était conscient de ce trouble où il vivait. Il en a fixé le souvenir dans une pièce de vers dont le titre même est singulièrement significatif : Les deux Amours[1]. Le poète y fait alterner l’expression de l’amour idéal que l’homme éprouve pour la « vierge », avec la passion, complète en son ardeur, dont il peut brûler pour la « femme ». Les émotions, que cette fois, il ressent, l’empêchent d’analyser, avec la lucidité intellectuelle dont il est coutumier, le charme qui l’obsède :


Je ne sais s’ils sont noirs ou bleus, mais qu’ils sont beaux
Les yeux, les yeux divins qui m’ont rendu la vie ![2] »


La lumière de ces yeux énigmatiques « brûle » celui qui les a contemplés, et, dans l’ombre, le cœur est ravi de cette brûlure. Éloigné de celle qu’il aime, le poète confesse qu’il « la voit encore », et il traite de « sacrée » la volupté qui lui inonde l’âme. Il n’est plus question de piété mystique pour quelque créature insaisissable qui flotte, entre le ciel et la terre, avec un visage d’ange. Il semble que l’ivresse, contre laquelle La timidité d’âme de ce jeune homme s’est tant défendue, emplisse enfin le vide de son cœur :


« C’est un nom, un seul nom mille fois répété,
Dans les pleurs de l’attente où les larmes d’ivresse,
C’est l’heure qui contient une immortalité ?
C’est ton vol d’aigle et d’ange ô sublime jeunesse

  1. Poèmes Barbares, 1862, 1re  édition, chez Poulet Malassis. Ce poème fut remanié par la suite dans les éditions ultérieures et reparut sous le titre : Épiphanie.
  2. « Les deux Amours ». Poèmes Barbares, 1862.