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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

C’est la mer où l’on puise et qui ne peut tarir,
Dont le flot nous altère autant qu’il nous enivre !
C’est la félicité dont on voudrait mourir
Et le tourment sans fin dont je veux toujours vivre ![1] »


Certes, ces vers de passion, si intense, alternent avec des strophes de pureté, adressées à la vierge idéale ; mais combien celles-ci semblent froides à côté de ceux-là ! C’est, que cette fois, c’est bien l’amour, l’amour humain dans toute sa plénitude, qui éclate et déborde malgré la volonté du poète. L’imperfection même des vers, leur élan, leur irrésistible lyrisme, indiquent, qu’ils ont jailli du cœur de l’homme comme un hosanna de gratitude.

Plus tard, quand Leconte de Lisle les retranchera de son recueil, il ne cédera pas seulement à un scrupule d’artiste, il ne les condamnera pas à l’oubli, uniquement pour leur imperfection extérieure, mais à cause de l’illusion et de la déception dont ils étaient le témoignage[2].

Mais il est plus aisé d’effacer des vers d’un poème qu’un souvenir du cœur. Après cette épreuve, Leconte de Lisle fut un autre homme. Les vagues douleurs d’amour, qu’il avait cru sentir dans sa première jeunesse, dont il avait souffert poétiquement et littérairement comme par prescience, étaient devenues pour lui une vérité. Désormais, il sait de quoi il parle. Il a passé par le feu :


« J’ai vécu, je suis mort. Les yeux ouverts je coule
Dans l’incommensurable abîme, sans rien voir,
Lent comme une agonie et lourd comme une foule…
Je songe et ne sens plus. L’épreuve est terminée…
Si je rêvais ! Non, non, je suis bien mort. Tant mieux !

  1. « Les deux Amours ». Poèmes Barbares, 1862.
  2. En 1884 dans les : Poèmes Tragiques sous le titre l’Épiphanie, les Deux Amours reparurent ainsi, corrigés, et sous une forme impeccable. Le poète a exilé de la pièce les strophes il a exalté la femme pour n’y conserver que celles où il chante la vierge « immortellement blanche pure d’ombre et de désir. »