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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

durer. Sans doute, après cette retraite que la belle veuve venait de faire dans le deuil et dans la poésie, les droits de son cœur et de sa jeunesse se réveillaient avec l’amour de l’amour. Elle voulut disparaître de la vie de Leconte de Lisle.

Peut-être aurait-elle pu mettre moins de brusquerie dans la reprise complète de soi-même, dans la rupture d’une intimité où elle avait trouvé refuge et consolation ? Mais, à vrai dire, l’intensité même du sentiment que Leconte de Lisle avait prit, d’abord pour de la pitié attendrie, puis pour de l’indulgence paternelle, et dont, trop tard, il apprenait le nom, justifie la jeune femme d’avoir coupé court, à une passion, qui n’avait pas d’issue d’honneur.

De ce dernier drame du cœur, dont la vie du poète a été bouleversée, il reste une trace émouvante. Leconte de Lisle avait voulu que l’Album d’autographes, vers et prose, qu’il avait destiné à la jeune femme, s’ouvrit par une page du prince des poètes, Victor Hugo.

Quand tout fut fini, entre celle qu’il appelait « l’enfant de son cœur m et ce cœur, encore trop passionné, il pensa qu’il avait, lui-même, le droit d’écrire, une page, entête de ce recueil qui demeurait inachevé entre ses mains. Après la feuille de garde, il avait laissé vide, pour y tracer un jour une dédicace, un feuillet blanc. En écrivant au recto et au verso il put loger, dans cette place liminaire une pièce devers, dont la funèbre beauté s’éclaire, de ce commentaire de vie, comme d’un rayon suprême.

Bien au-delà « des Ans multipliés, » du « vertige des temps, » le poète suppose que, sur la terre nue, détruite, il erre, seul, en esprit « reste de l’éphémère et vaine humanité », hôte du vide sans fin. Et, dans cette solitude, qui n’a plus de bornes, au sommet d’une montagne, il a la vision d’une figure spectrale, auguste, qui, d’un regard inerte, couve :


« L’univers mort, couché sous le désert des cieux. »