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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

Les paroles que cet étrange Christ prononce sont en harmonie avec ce décor infernal. Jésus a oublié que sa vocation est un apostolat d’amour ; il ne songe plus à persuader par la bonté, à conquérir par l’indulgence. Il n’est plus la victime, mais le bourreau. Il s’est fait, lui aussi, dans sa cellule, une âme de moine tortionnaire :


« … Mon fils, mon fils, debout ! Voici les derniers temps !
Va ! que le Serviteur des serviteurs se lève,
Qu’il brûle avec le feu, qu’il tranche avec le glaive,
Qu’il extermine avec la foudre et l’Interdit,
Et que tout soit remis dans l’ordre. Va, j’ai dit…[1] »


Comment s’étonner si, sous de telles impulsions, la charité elle-même prend une figure de tourmenteuse ? Elle est si sûre de la supériorité de ses intentions qu’elle ne connaît plus la limite ou le zèle devient crime. « La bonne dame de Meaux » dont Leconte de Lisle rapporte l’histoire, trop véridique, est aussi sincère dans sa démence charitable que l’abbé mitre qui se félicite sincèrement, à son lit de mort, d’avoir fait ruisseler le sang des hérétiques. Sa vie durant, la sainte femme a pratiqué la charité de tout son cœur. Elle a ouvert ses greniers « aux gens saisis de faim ». Pour eux, elle a sacrifié ses bœufs, ses vaches, ses chaînes d’or, fondu ses plats d’argent. Elle a fini par manquer de tout, elle-même. Enfin, pour conduire et soutenir son troupeau d’âmes exténuées, elle se fait errante. Mais les herses des villes se ferment devant les gueux en haillons. Que lui reste-t-il donc à faire pour eux ? Sans les consulter, « croyant agir en charité vraie » elle ne leur permettra point de tomber dans le désespoir : elle décide de leur ouvrir le Royaume du Ciel avant qu’ils aient glissé dans un péché si grave. Pour faire ce miracle, il suffit de les barricader dans une grange où ils dorment sur la paille, un soir de confession et de com-

  1. « Hiéronymus ». Poèmes Tragiques.