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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

d’affecter un poète, s’il se sent capable de vivre, pour eux, « une vie de pleurs et d’angoisses amères ». Auprès de ces préoccupations « les autres souffrances pâlissent ». Leconte de Lisle appartient à la phalange d’élite, capable de vivre cette vie supérieure. Au moment même où il est le plus tourmenté par les contingences de la vie, il conserve la faculté de s’élever au-dessus des tristesses qu’elle apporte, pour se réfugier dans la contemplation de l’idée :

« ... Rien n’empêche, — écrivait-il de Dinan, en 1848, au cours de sa fameuse mission politique — que je ne vive toujours sur les hauteurs intellectuelles, dans le calme, dans la contemplation sereine des formes divines. Il se fait un grand tumulte dans les bas-fonds de mon cerveau, mais la partie supérieure ne sait rien des choses contingentes.[1]  »

Afin d’éduquer en soi ce sens inné de la Beauté, et de la Vérité, Leconte de Lisle s’était attaché, dès son adolescence, à fréquenter ceux qui marchaient vers l’art, par des sentiers différents du sien. On retrouve la trace d’une tournée qu’il fit, à travers la Bretagne, en 1838, avec une boîte à couleurs sur le dos, en compagnie de deux amis peintres. C’était là proprement l’école buissonnière, car ses parents le croyaient occupé à préparer son baccalauréat. Mais le jeune homme cédait à un instinct irrésistible. Il se sentait capable de devenir un « descriptif » parfait. Il avait plaisir à travailler près de ceux qui regardaient la nature dans les yeux, afin de surprendre le secret de ses formes et de ses couleurs.

Il n’était pas moins bien disposé, à cette époque, pour les musiciens, que, plus tard, il devait prendre en grippe. Cela ressort d’une pièce, de forme hésitante, mais d’inspiration sincère, qui a pour titre : Trois harmonies en une[2], il y dé-

  1. Lettre à Louis Ménard.
  2. « … Pétrarque, Rossini, Raphaël ! Ô poètes, La terre tressaillit quand l’Harmonie en pleurs Épancha trois rayons dont pour vous furent faites Vos âmes… » « Trois harmonies en une ». La Variété, Dinan, 1839.