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Page:Dornis - Essai sur Leconte de Lisle, 1909.djvu/310

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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

conception et à ces miracles d’exécution est singulièrement restreint.

« Shakespeare, déclare Leconte de Lisle, a produit une série de caractères féminins, mais Ophélia, Desdémona, Juliette, Miranda sont-elles des « types » dans le sens antique ? Non, à coup sûr. Ce sont de riches fantaisies qui charment, qui touchent et rien de plus… Seuls, au XVIIe siècle, Alceste, Tartufe et Harpagon se rattachent étroitement à la grande famille des créations morales de l’antiquité grecque, car ils en possèdent la généralité et la précision »[1].

Quand on se demande quels efforts Leconte de Lisle a tentés lui-même pour atteindre, par la couleur locale, à ce caractère artistique qui, seul, donne la personnalité et la vie à une œuvre littéraire, on constate que, s’il a mérité quelque reproche, c’est moins pour avoir mis sa théorie en oubli que pour avoir exagéré, si l’on peut dire, le caractère du caractère. L’étude des sources où le poète puisa, pour écrire ses poèmes grecs, hindous, Scandinaves, finnois, celtiques ou bibliques, montre en effet que, quand il change quelque chose à son modèle, c’est pour aggraver ce qu’il en considère comme l’esprit : la plasticité et la sérénité, s’il peint la Grèce ; l’indifférence et l’engourdissement, si l’Inde est en jeu ; la barbarie, s’il s’agit des héros Scandinaves ou espagnols ; l’intransigeance de la doctrine, si les religions — particulièrement le moyen âge chrétien — sont en cause.

C’est le danger ordinaire de tout ce qui est perpétuellement intense et surhumain de côtoyer à certaines minutes le caricatural. Hugo est souvent tombé dans ce piège. Il est arrivé que Leconte de Lisle l’ait frôlé. Il n’avait pas peur de ce sourire, qui parfois monte aux lèvres, après la lecture de telle de ses pièces. Il l’estimait, au contraire, comme un gage extérieur de l’affranchissement de la raison, allégée de tous ses liens.

  1. Préface des Poèmes et Poésies, 1852.