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LA CONCEPTION DE L’ART

On peut si demander pourquoi un esprit, si novateur, est allé chercher, délibérément, dans le passé les sources de son inspiration. C’est que, dès sa jeunesse, il avait senti que ce n’était pas seulement le génie, qui manquait aux poètes de son temps, mais que, cette heure même où ils vivaient, et où, lui-même, il vivait à côté d’eux, n’était point favorable à la poésie. Ses sources les plus larges s’étaient affaiblies ou taries ; les éléments de compositions épiques n’existaient plus. Les nobles récits qui, autrefois, se déroulaient à travers la vie d’un peuple, exprimant son génie, et son idéal religieux particulier, n’avaient plus de raison d’être du jour où les races avaient perdu toute existence propre, tout caractère spécial. Dans ces conditions, il s’était dit que le meilleur moyen de féconder l’esprit de ceux qui, d’un si grand naufrage, cherchaient à sauver — comme Énée sur ses navires — l’étincelle sacrée de la poésie, était de vivre dans la religion des chefs-d’œuvre anciens.

Mais, si Leconte de Lisle a affirmé que l’étude, et l’art, sont indispensables au poète créateur, il sait que ces efforts ne suffisent pas à lui donner du génie. Qu’il faille y ajouter le don, l’élan primesautier, l’auteur du Manchy n’en doute pas. Il considère Corneille comme un vrai poète. « parce que le Cid et Polyeucte sont nés, non d’une méditation de douze années, comme celle qui enfanta Athalie, mais d’un élan d’intelligence primitive. »

Quand on lit des vers qui datent de la première jeunesse de Leconte de Lisle — ces vers dont il a jeté les cendres au vent et dont quelques-uns ont été conservés, malgré lui, — on constate que, lui-même, longtemps avant d’avoir acquis la moindre virtuosité de métier, il possédait l’inspiration poétique, le tressaillement, l’instinct, le goût ; il parlait alors de son art comme il l’a fait dans sa maturité. On a une lettre, qui date de son adolescence, et qu’il écrit a un camarade dont il avait reçu un petit poème. Il se déclare « touché de la fraîcheur du sentiment. » mais « blessé des épithètes