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Page:Dornis - Essai sur Leconte de Lisle, 1909.djvu/319

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LÉPREUVE DU THÉÂTRE

Sans doute, cette joie n’alla pas sans quelque souffrance. Leconte de Lisle s’est souvenu jusqu’à la fin de sa vie des luttes qu’il soutint aux cours des répétitions de sa pièce contre une actrice qui négligeait de prononcer les « e muets, » même lorsqu’ils comptaient pour une syllabe dans la mesure du vers. C’est ainsi qu’elle déclamait :


Femmes, sur ce tombeau cher aux peupl’s Hellènes
Posons ces tristes fleurs auprès des coup’s pleines.


« Peu-ples, Cou-pes ! » reprenait Leconte de Lisle en appuyant fortement sur la seconde syllabe : « l’élision supprime un pied ! J’ai l’air d’avoir fabriqué des vers faux. Je vous serais bien reconnaissant, madame… »

Mais la comédienne refusait de s’incliner ; elle répondait avec arrogance, et Leconte de Lisle se demandait si, devant cette résistance, il n’allait pas retirer sa pièce.

Le succès moral des Érinnyes fut considérable. Le poète était heureux de sentir qu’il avait imposé à ses contemporains le respect, voire l’admiration de la méthode d’art à laquelle, depuis sa jeunesse, il était fidèle et qui consistait à dissimuler l’auteur derrière l’œuvre, à négliger toutes les passions contemporaines pour mettre exclusivement en valeur le caractère historique et artistique d’un temps, les pensées et les sentiments exacts d’une génération d’hommes disparus.

Leconte de Lisle s’était trouvé, cette fois, en face d’Eschyle. On aurait pu croire que l’âpre nudité, la simplicité du vieux tragique, son réalisme poétique, avait de quoi le satisfaire. Il n’en fut rien, et les spectateurs, qui, en janvier 1873, emplissaient le théâtre de l’Odéon, constatèrent, avec surprise, que l’auteur des Érinnyes s’était éloigné de son modèle grec, presque autant que l’avait fait Racine.

Évidemment, il ne pouvait être question, à ce moment, de transporter l’Orestie eschylienne, telle quelle, sur une scène parisienne du XIXe siècle. Les longueurs lyriques, qui sont une des principales beautés des tragédies grecques, se