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L’ÉVEIL DU POÈTE

Chaque fois que Leconte de Lisle a voulu chanter la terre, il semble qu’elle lui soit apparue sous la figure de la montagne. C’était là un souvenir donné aux premières visions qu’il ait eues de la nature. En effet, l’île de Bourbon n’est qu’un pic volcanique surgi de la mer. Avec ses étages de végétations, superposées selon l’échelle de l’altitude, elle offre un résumé de tout l’effort de beauté dont la création est capable. Décidé, qu’il était d’autre part, à mêler l’idée des violences cachées, à tous les songes heureux qui, un instant, bercent l’âme dans les apparences du calme, la montagne donnait à Leconte de Lisle la satisfaction philosophique de se présenter comme un témoin du combat terrible des chaos primitifs :


« … La montagne, en émergeant des flots,
Rugissant, et par jet de granit et de soufre,
Se figea dans le ciel et connut le repos…[1] »


La conscience du penseur était ainsi faite, qu’il lui fallait mêler, à toutes ses émotions de joie, le rappel de l’inanité de cette joie. Il croyait se devoir à soi-même et devoir aux autres, d’évoquer, en face des enchantements de la vie, cette certitude, qu’un jour, la montagne s’abaisserait dans les flots avec les mêmes convulsions qui l’en on fait surgir. Après cela, en règle avec sa philosophie, le poète consent à jouir de ces quelques heures de la durée, où, le profil de l’île bénie apparaît, « figé » en beauté, sur le fond du ciel.

En effet, qu’il ait la joie de la contemplation directe, ou que, plus tard, il ferme les yeux, aux heures les plus pesantes de l’exil, pour ressusciter la vision chère, les minutes où sa détresse connut les meilleures trêves furent celles, où, en réalité ou sur l’écran du souvenir, il aperçût « les pics d’où tombe la cascade » ; où, ses yeux furent éblouis par la vision de ces belles eaux, réfléchies « à travers l’arc-en-ciel

  1. « La Ravine Saint Gilles ». Poèmes Barbares.