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L’ÉVEIL DU POÈTE

On comprend, après cela, que malgré sa volonté de demeurer impassible devant les spectacles qu’il décrit, le poète nous ait fait partager la souffrance affollée de l’étalon qui, par quelque savane américaine, fuit, le ventre contre l’herbe, cabré sous les griffes d’un aigle, fondu du ciel, et qui, attaché à son cou, plonge « son bec courbe au fond des yeux, qu’il crève.[1] »

Dès que le regard aigu de l’artiste dépasse la joie que lui donne la beauté des mouvements furieux, ce qu’il aperçoit, c’est toujours le combat féroce des êtres contre les êtres, l’espèce plus forte tendant ses pièges à la faiblesse dont elle veut se nourrir. Cette répétition de la loi du meurtre donne une satisfaction cruelle aux théories que Leconte de Lisle a précisées chaque jour davantage dans son esprit. De là, la passion avec laquelle il s’attacha à la peinture des grands fauves.

Balzac à écrit un jour ces lignes significatives : « … Il n’y a qu’un animal. La création s’est servi d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés : l’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans le milieu où il est appelé à se développer… La société ressemble à la nature.[2] »

Il ne paraît point que cette page soit tombée sous les yeux, de Leconte de Lisle, autrement il n’eût pas manqué de la copier dans un de ces cahiers, où, depuis son adolescence, il notait ce qui l’avait frappé au cours de ses lectures[3] . Mais il n’y a pas de doute que, sur ce point particulier, il sentit de la même façon que Balzac. Il n’avait d’ailleurs, qu’à ouvrir au hasard, ces livres sacrés de l’Inde dont l’étude lui

  1. « La Chasse de l’Aigle ». Poèmes Tragiques.
  2. Préface générale de la Comédie humaine.
  3. Les premiers de ces « Cahiers » datent de 1837. Ils sont conservés, avec des lettres, et les premiers « Essais poétiques » du poète, au Lycée Leconte de Lisle à l’Ile Bourbon.