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L’ÉVEIL DU POÈTE

ne se contente point d’examiner son modèle de l’extérieur : il s’identifie avec son instinct. Il souffre avec lui de cette soif qui provoque le souffle « rauque et bref », dont la bête est brusquement secouée. Il partage son contentement quand le meurtrier trouve enfin une roche plate pour s’affaisser et vaquer aux soins de cette toilette de coquetterie qui précède l’assoupissement des fauves. Puis c’est le poids du sommeil qui hébète, fait cligner les yeux d’or. Et dans l’illusion de ces forces inertes le jaguar rêve que, au milieu des plantations vertes :


« … Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.[1] »


Le tigre, c’est l’Inde elle-même. Il rôde autour des poèmes asiatiques avec une persistance particulière. Les épithètes qui servent à le caractériser ont une splendeur spéciale. Il est « le roi rayé », « la bête formidable ». Tour à tour, on le trouve dessiné dans les mouvements pittoresques de sa vie : sa sieste diurne, son éveil au coucher du soleil, sa faim qui le met dans le sentier de la chasse. On nous le montre se hérissant, tournant en grommelant, bâillant. Enfin il s’endort, le ventre en l’air : son souffle ardent fume hors de son mufle marbré, sa langue rude et rose, pend ; la cantharide, « dorée comme lui », vole autour de son sommeil. Mais soudain, le tressaillement d’un vorace désir creuse son flanc maigre ; il s’étire, se traîne contre le sol rugueux. Vraiment, on peut dire que Leconte de Lisle s’est fait ici « l’âme » de la bête elle-même, il sent avec elle. Le poids de la fourrure qui, vers le poitrail, est chaude « comme une fournaise, » pèse au poète ; il frissonne, lui aussi, à la caresse de ce vent nocturne qui passe au sommet des herbes, refroidit le sang du carnassier. Avec lui, il tend l’oreille vers le désert muet, il cherche de l’œil le cours d’eau caché

  1. « Le Rêve du Jaguar ». Poèmes Barbares.