Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 1.djvu/71

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

accoutumés à la poussière, à la chaux, aux lourds entassements de moellons. Ici plus d’étouffement, plus d’exhalaisons méphitiques, plus de cabarets. Mais bientôt ces sensations nouvelles perdirent elles-mêmes leur charme et firent place à un agacement maladif. Parfois le jeune homme s’arrêtait devant quelque villa coquettement enchâssée au milieu d’une végétation riante ; il regardait par la grille, voyait sur les terrasses et les balcons des femmes élégamment vêtues, ou des enfants qui couraient dans le jardin. Il remarquait surtout les fleurs : c’étaient elles qui attiraient le plus ses regards. De temps à autre passaient à côté de lui des cavaliers, des amazones, de superbes équipages ; il les suivait d’un œil curieux et les oubliait avant qu’il eût cessé de les apercevoir.

À un moment donné, il s’arrêta et compta son argent ; il se trouva posséder environ trente kopecks. « J’en ai donné vingt au sergent de ville, trois à Nastasia pour la lettre, se dit-il ; par conséquent, c’est quarante-sept ou cinquante kopecks que j’ai laissés hier chez les Marméladoff. » Il avait eu un motif pour vérifier l’état de ses finances ; mais, un instant après, il ne se rappelait plus pourquoi il avait tiré son argent de sa poche. Ce souvenir lui revint un peu plus tard, comme il passait devant une gargote. Son estomac criait famine.

Il entra dans la gargote, avala un petit verre d’eau-de-vie et mangea quelques bouchées d’un pâté qu’il emporta pour l’achever tout en se promenant. Depuis fort longtemps il n’avait pas pris de spiritueux. Le peu d’eau-de-vie qu’il venait de boire agit immédiatement sur lui. Ses jambes s’appesantirent, et il commença à éprouver une forte envie de dormir. Il voulut retourner chez lui, mais, arrivé à Pétrovsky Ostroff, il se sentit incapable d’aller plus loin.

Quittant donc la route, il pénétra dans les taillis, se coucha sur l’herbe et s’endormit à l’instant même.