Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/221

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« En tout cas, il faut voir au plus tôt Svidrigaïloff. Grâce à Dieu, les détails ici importent moins que le fond de l’affaire ; mais si Svidrigaïloff a l’audace d’entreprendre quelque chose contre Dounia, eh bien, je le tuerai », décida-t-il.

Un sentiment pénible l’oppressait ; il s’arrêta au milieu de la rue et promena ses regards autour de lui : quel chemin avait-il pris ? Où était-il ? Il se trouvait sur la perspective ***, à trente ou quarante pas du Marché-au-Foin qu’il avait traversé. Le second étage de la maison à gauche était occupé tout entier par un traktir. Toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes. À en juger par les têtes qui y apparaissaient, l’établissement devait être rempli de monde. Dans la salle on chantait des chansons, on jouait de la clarinette, du violon et du tambour turc. Des cris de femmes se faisaient entendre. Surpris de se voir en cet endroit, le jeune homme allait rebrousser chemin, quand tout à coup, à l’une des fenêtres du traktir, il aperçut Svidrigaïloff, la pipe aux dents, assis devant une table à thé. Cette vue lui causa un étonnement mêlé de crainte. Svidrigaïloff le considérait en silence, et, chose qui étonna plus encore Raskolnikoff, il fit mine de se lever, comme s’il voulait s’éclipser tout doucement avant qu’on eût remarqué sa présence. Aussitôt Raskolnikoff feignit de ne le point voir et se mit à regarder de côté tout en continuant à l’examiner du coin de l’œil. L’inquiétude faisait battre son cœur. Évidemment Svidrigaïloff tenait à n’être point aperçu. Il ôta sa pipe de sa bouche, et voulut se dérober aux regards de Raskolnikoff ; mais en se levant et en écartant sa chaise, il reconnut sans doute qu’il était trop tard. C’était entre eux à peu près le même jeu de scène qu’au début de leur première entrevue dans la chambre de Raskolnikoff. Chacun d’eux se savait observé par l’autre. Un sourire malicieux, de plus en plus accusé, se montrait sur le visage de Svidrigaïloff. À la fin, celui-ci partit d’un bruyant éclat de rire.