Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/220

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pour lui l’arrêt irrévocable, la décision sans appel. En ce moment surtout il ne se sentait pas en état d’affronter la vue de la jeune fille. Non, ne valait-il pas mieux faire une tentative auprès de Svidrigaïloff ? Malgré lui, il s’avouait intérieurement que depuis longtemps déjà Arcade Ivanovitch lui était en quelque sorte nécessaire.

Cependant que pouvait-il y avoir de commun entre eux ? Leur scélératesse même n’était pas faite pour les rapprocher. Cet homme lui déplaisait beaucoup : il était évidemment très-débauché, à coup sûr cauteleux et fourbe, peut-être fort méchant. Des légendes sinistres couraient sur son compte. À la vérité, il s’occupait des enfants de Catherine Ivanovna ; mais savait-on pourquoi il agissait ainsi ? Chez un être pareil il fallait toujours supposer quelque ténébreux dessein.

Depuis plusieurs jours une autre pensée encore ne cessait d’inquiéter Raskolnikoff, quoiqu’il s’efforçât de la chasser, tant elle lui était pénible. « Svidrigaïloff tourne toujours autour de moi, se disait-il souvent, Svidrigaïloff a découvert mon secret, Svidrigaïloff a eu des intentions sur ma sœur ; peut-être en a-t-il encore, c’est même le plus probable. Si, maintenant qu’il possède mon secret, il cherchait à s’en faire une arme contre Dounia ? »

Cette pensée qui parfois le troublait jusque dans son sommeil ne s’était jamais offerte à lui avec autant de clarté qu’en ce moment où il se rendait chez Svidrigaïloff. D’abord, l’idée lui vint de tout dire à sa sœur, ce qui changerait singulièrement la situation. Puis il songea qu’il ferait bien d’aller se dénoncer pour prévenir une démarche imprudente de la part de Dounetchka. La lettre ? Ce matin Dounia avait reçu une lettre ! Qui, à Pétersbourg, pouvait lui avoir écrit ? (Ne serait-ce pas Loujine ?) À la vérité, Razoumikhine faisait bonne garde, mais Razoumikhine ne savait rien. « Ne devrais-je pas aussi tout dire à Razoumikhine ? » se demanda avec un soulèvement de cœur Raskolnikoff.