Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/279

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toutes sortes de raisons pour se tranquilliser, et elles y avaient en partie réussi.

Dès qu’elles se furent quittées, l’inquiétude se réveilla chez chacune d’elles. Sonia se rappela ce que Svidrigaïloff lui avait dit la veille : « Raskolnikoff n’a que le choix entre deux alternatives : aller en Sibérie ou… » De plus, elle connaissait l’orgueil du jeune homme et son absence de sentiments religieux. « Est-il possible qu’il se résigne à vivre, uniquement par pusillanimité, par crainte de la mort ? » pensait-elle avec désespoir. Déjà elle ne doutait plus que le malheureux n’eût mis fin à ses jours, quand il entra chez elle.

Un cri de joie s’échappa de la poitrine de la jeune fille. Mais lorsqu’elle eut observé plus attentivement le visage du visiteur, elle pâlit soudain.

— Allons, oui ! dit en riant Raskolnikoff, je viens chercher tes croix, Sonia. C’est toi qui m’as engagé à aller au carrefour ; maintenant que je vais m’y rendre, d’où vient que tu as peur ?

Sonia le considéra avec étonnement. Ce ton lui paraissait étrange ; un frisson parcourut son corps ; mais, au bout d’une minute, elle comprit que cette assurance était feinte. Raskolnikoff, en lui parlant, regardait dans le coin et semblait craindre de fixer ses yeux sur elle.

— Vois-tu, Sonia ? j’ai jugé que cela vaudrait mieux. Il y a ici une circonstance… ce serait trop long à raconter, et je n’en ai pas le temps. Sais-tu ce qui m’irrite ? Je me sens furieux à la pensée que, dans un instant, toutes ces brutes m’entoureront, braqueront leurs yeux sur moi, me poseront de stupides questions auxquelles il faudra répondre, me montreront du doigt… Tu sais, je n’irai pas chez Porphyre ; il m’est insupportable. Je préfère aller trouver mon ami Poudre. Ce que celui-là sera surpris ! Je puis compter sur un joli succès d’étonnement. Mais il faudrait avoir plus de sang-froid ; dans ces derniers temps je suis devenu fort irri-