Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/287

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

exemple, ou avec M. Razoumikhine, votre ami. Vous autres, vous avez embrassé la carrière de la science, et les revers n’ont aucune prise sur vous. À vos yeux, les agréments de la vie ne sont rien ; vous menez l’existence austère, ascétique, monacale, de l’homme d’étude. Un livre, une plume derrière l’oreille, une recherche scientifique à faire, cela suffit à votre bonheur ! Moi-même, jusqu’à un certain point… Avez-vous lu la correspondance de Livingstone ?

— Non.

— Moi, je l’ai lue. Maintenant, du reste, le nombre des nihilistes s’est considérablement accru, et ce n’est pas étonnant, à une époque comme la nôtre. De vous à moi… sans doute, vous n’êtes pas nihiliste ? Répondez franchement, franchement !

— N-non…

— Vous savez, n’ayez pas peur d’être franc avec moi comme vous le seriez avec vous-même ! Autre chose est le service, autre chose… vous croyiez que j’allais dire : l’amitié, vous vous êtes trompé ! Pas l’amitié, mais le sentiment de l’homme et du citoyen, le sentiment de l’humanité et de l’amour pour le Tout-Puissant. Je puis être un personnage officiel, un fonctionnaire ; je n’en dois pas moins sentir toujours en moi l’homme et le citoyen. Vous parliez de Zamétoff : eh bien, Zamétoff est un garçon qui copie le chic français, qui fait du tapage dans les mauvais lieux quand il a bu un verre de champagne ou de vin du Don, — voilà ce qu’est votre Zamétoff ! J’ai peut-être été un peu vif avec lui ; mais si mon indignation m’a emporté trop loin, elle avait sa source dans un sentiment élevé : le zèle pour les intérêts du service. D’ailleurs, je possède un rang, une situation, une importance sociale ! Je suis marié, père de famille. Je remplis mon devoir d’homme et de citoyen, tandis que lui, qu’est-il, permettez-moi de vous le demander ? Je m’adresse à vous comme à un homme favorisé