Page:Dostoïevski - Crime et chatiment, tome 2.djvu/56

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parler comme elle ? Est-ce qu’une personne d’un jugement sain raisonnerait comme elle raisonne ? Peut-on aller à sa perte avec cette tranquillité et fermer ainsi l’oreille aux avertissements ? C’est donc un miracle qu’elle attend ? Oui, sans doute. Est-ce que ce ne sont pas là autant de signes d’aliénation mentale ?

Il s’arrêtait obstinément à cette idée. Sonia folle : cette perspective lui déplaisait moins que tout autre. Il se mit à examiner attentivement la jeune fille.

— Ainsi tu pries beaucoup Dieu, Sonia ? lui demanda-t-il.

Elle se taisait ; debout à côté d’elle, il attendit une réponse.

— Qu’est-ce que je serais sans Dieu ? fit-elle d’une voix basse, mais énergique, et, jetant à Raskolnikoff un rapide regard de ses yeux brillants, elle lui serra la main avec force.

« Allons, je ne me trompais pas ! » se dit-il.

— Mais qu’est-ce que Dieu fait pour toi ? interrogea-t-il, désireux d’éclaircir ses doutes plus complètement encore.

Sonia resta longtemps silencieuse, comme si elle eût été hors d’état de répondre. L’émotion gonflait sa faible poitrine.

— Taisez-vous ! Ne me questionnez pas ! Vous n’en avez pas le droit… vociféra-t-elle soudain en le regardant avec colère.

« C’est cela, c’est bien cela ! » pensa-t-il.

— Il fait tout ! murmura-t-elle rapidement en reportant ses yeux à terre.

« Voilà l’explication trouvée ! » décida-t-il mentalement, et il considéra Sonia avec une avide curiosité.

Il éprouvait une sensation nouvelle, étrange, presque maladive, en contemplant ce petit visage pâle, maigre, anguleux, ces yeux bleus et doux qui pouvaient lancer de telles flammes et exprimer une passion si véhémente, enfin ce petit corps tout tremblant encore d’indignation et de colère : tout cela lui semblait de plus en plus étrange, presque fantastique. « Elle est folle ! folle ! » se répétait-il à part soi.