Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/100

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tement, mais je l’y ai préparé, et je lui dirai demain, c’est une chose décidée. Je lui ai dit qu’il était honteux et ignoble d’épouser quelqu’un pour son argent, et que c’était une sottise de notre part de nous considérer comme des aristocrates (je suis franc avec lui comme avec un frère). J’appartiens au tiers état, lui ai-je dit, et le tiers état, c’est l’essentiel. Je suis fier de ressembler à tout le monde et ne veux me distinguer de personne… Je parlais avec une chaleur, un entrain dont j’étais moi-même étonné ; je lui ai prouvé enfin, et même à son point de vue… Je lui ai dit tout droit : Qu’avons-nous de princier ? uniquement notre naissance, mais au fond, quels princes sommes-nous ? Nous ne sommes pas particulièrement riches, et pourtant la richesse, c’est le principal. De nos jours, le prince des princes, c’est Rothschild ; il y a joliment longtemps qu’on n’a plus entendu parler de nous dans le grand monde : le dernier qui ait fait quelque bruit a été mon oncle, Simon Valkovsky, et encore celui-là n’était-il connu qu’à Moscou et pour la seule raison qu’il a dissipé tout ce qui restait à notre famille, trois cents âmes ; et si son père n’avait pas amassé, ses petits-fils en seraient maintenant à bêcher la terre, ainsi qu’on voit tels princes le faire. Nous n’avons donc aucun droit de nous enorgueillir. Bref, je lui ai dit tout ce que j’avais sur le cœur, avec force et avec franchise. Il ne m’a pas répliqué un seul mot, il m’a reproché de délaisser la maison du comte Naïnsky et m’a conseillé de tâcher de me mettre dans les bonnes grâces de la princesse K…, ma marraine, disant que si j’y parvenais, je serais bien accueilli partout, et que ma carrière serait faite, et il était lancé ! Nous rusons tous deux, nous nous épions, nous cherchons à nous attraper.

— Fort bien ; mais cela a-t-il fini ? qu’a-t-il décidé ? Quel bavard tu es pourtant, Aliocha !…

— Ce qu’il a décidé ? Dieu le sait ! Quant à moi, je n’y comprends absolument rien. Mais je ne suis point bavard, je dis les faits : il n’a rien répondu ; il a souri à tous mes raisonnements, comme s’il me plaignait ! Puis il a dit : Je suis tout à fait de ton avis ; allons-nous-en un peu chez le comte Naïnsky, et garde-toi de dire un mot de tout cela ;