Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moi, je te comprends ; mais ils ne te comprendraient pas, eux.

Le comte m’a d’abord reçu froidement et du haut de sa grandeur, il avait l’air d’avoir oublié que j’ai grandi dans sa maison ; il a, ma foi ! fait semblant de recueillir ses souvenirs. Il était simplement fâché contre moi à cause de mon ingratitude ; mais véritablement il n’y a aucune ingratitude de ma part : on s’ennuie tellement chez lui ! Il a également fait un accueil glacial à mon père ; je ne comprends pas qu’il y retourne ; ça me révolte de le voir ainsi ployer l’échine ; je comprends que c’est pour moi qu’il le fait ; mais je trouve que c’est inutile. Je me suis dit que je les roulerais tous, et que je forcerais le comte à m’estimer. Et j’ai atteint mon but ; un seul jour a suffi pour tout changer : le comte est maintenant l’amabilité même, et j’ai fait ça tout seul, par ma seule malice, sans que mon père ait été obligé d’y mettre la main !…

— Tu ferais mieux de nous parler de l’affaire principale, dit Natacha avec impatience, au lieu de nous raconter tes prouesses chez le comte Naïnsky. En quoi peut-il m’intéresser, ton comte Naïnsky ?

— En quoi il peut t’intéresser ? Écoutez, Ivan Pétrovitch. Voici justement l’important de l’affaire. Tu vas voir que tout finira par s’éclaircir, mais il faut me laisser raconter. À la fin (pourquoi ne l’avouerais-je pas ?), il est possible que je sois parfois très-peu, très-peu raisonnable, admettons même (cela s’est vu) tout simplement bête ; mais cette fois, je vous l’assure, j’ai montré beaucoup de ruse, même… de raison.

Natacha n’aimait pas qu’il s’accusât de sottise, et maintes fois elle m’avait boudé parce que je lui avais montré sans cérémonie qu’il avait fait quelque bêtise. C’était le point le plus sensible. Elle ne pouvait souffrir qu’il fût humilié, d’autant moins qu’en son for intérieur elle s’avouait probablement la médiocrité d’esprit de son amant.

— C’est assez, Aliocha ! dit-elle, tu es un peu étourdi, et c’est tout. Pourquoi t’estimerais-tu au-dessous de ta valeur ?

— C’est bon, c’est bon ! Donc, laissez-moi achever. Nous