Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/108

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allaient du plus agréable au plus sombre, comme si elles eussent été produites par la détente subite de quelque ressort. L’ovale de son visage un peu brun, ses dents superbes, ses lèvres petites et fines, son nez bien dessiné, droit et un peu allongé, son front haut sur lequel on n’apercevait pas encore la moindre ride, des yeux gris et assez grands, tout cela faisait de lui un bel homme ; et pourtant son visage ne produisait pas une impression agréable. Il repoussait surtout parce qu’il exprimait constamment quelque chose de feint, d’étudié, et vous donnait l’intime conviction que vous ne parviendriez jamais à connaître son expression véritable. En le regardant plus attentivement, vous commenciez à soupçonner sous ce masque permanent je ne sais quoi de méchant, de rusé et d’égoïste au plus haut degré.

Ce qui fixait surtout l’attention, c’étaient ses yeux ; ils étaient gris, mais beaux et largement ouverts. Seuls ils semblaient n’être pas entièrement soumis à sa volonté. Il s’efforçait de les rendre doux et caressants, mais les rayons de son regard se divisaient pour ainsi dire, et parmi ceux qui étaient doux et affables, on en voyait briller qui étaient durs, défiants, scrutateurs, méchants... Il était assez grand, bien proportionné, un peu maigre et loin de paraître son âge. Ses cheveux châtains et fins commençaient à peine à grisonner. Il avait les oreilles, les mains, les pieds d’une finesse surprenante, d’une beauté aristocratique. Il était mis avec une recherche dont certains détails rappelaient le jeune homme, ce qui ne lui allait pas mal, du reste. On aurait dit le frère aîné d’Aliocha.

Il s’avança vers Natacha :

— Ma venue chez vous à pareille heure et sans être annoncée est singulière et en dehors des règles, dit-il ; mais croyez bien que j’ai pleinement conscience de l’excentricité de ma conduite. Je sais que vous avez autant de pénétration que de générosité. Si vous voulez bien m’accorder quelques minutes, je suis persuadé que vous me comprendrez et que vous m’absoudrez.

Il avait prononcé ces paroles poliment, mais avec force et fermeté.