Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/143

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tenait peut-être de son père, c’était de louer les hommes outre mesure, de s’exagérer leurs qualités et de les croire meilleurs qu’ils ne sont.

Je me levai pour m’en aller ; Natacha sembla étonnée, et je la vis prête à pleurer, quoiqu’elle m’eût montré depuis le moment de mon arrivée plus de froideur que d’habitude. Elle m’embrassa bien fort et me regarda fixement.

— Aliocha était très-drôle aujourd’hui, me dît-elle. Il était gentil et avait l’air tout heureux ; mais il voltigeait comme un papillon ; il a passé tout le temps à tourner devant la glace. Il est devenu par trop sans façon… il n’est pas resté longtemps. Figure-toi qu’il m’a apporté des bonbons.

— Des bonbons ! c’est très-gentil et ingénu. Ah ! quels drôles de gens vous êtes tous deux ! Vous vous observez, vous vous espionnez, vous cherchez à lire vos secrètes pensées sur le visage, et vous n’y entendez absolument rien ! Lui, il va encore ; il est gai comme auparavant ; mais toi !

Toutes les fois qu’elle se plaignait d’Aliocha, qu’elle voulait me soumettre une question délicate ou me confier quelque secret que je devais comprendre à demi-mot, elle me regardait en me montrant ses petites dents et attendait une réponse qui devait lui soulager le cœur à l’instant même. Je prenais toujours pour ces occasions un ton tranchant et sévère comme si je réprimandais quelqu’un, et cela sans y penser. Ma sévérité et ma gravité venaient à propos : elles avaient plus d’autorité : l’homme sent parfois un besoin irrésistible d’être tancé. Natacha se trouvait généralement consolée et soulagée après une scène de ce genre.

— Vois-tu, Vania, reprit-elle en me posant une main sur l’épaule pendant que d’un regard caressant elle semblait vouloir me disposer en sa faveur, il m’a paru peu pénétré… il se donne des airs de mari ; il semblait vouloir jouer le rôle d’un homme marié depuis dix ans et encore aimable. Il riait, se tournait, posait. Il était pressé d’aller chez Catherine Féodorovna… n’écoutait pas ce que je lui disais, parlait d’autre chose ; tu sais, cette vilaine habitude de la haute société dont nous nous sommes efforcés de le corriger. Bref,