Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/142

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Elle n’acheva pas. Son visage était triste ; j’aurais bien voulu l’interroger, mais, elle avait des moments où elle n’aimait pas du tout qu’on lui fit des questions.

— Quel étrange garçon ! dit-elle enfin, en tardant légèrement ses lèvres et en évitant mon regard.

— Avez-vous eu quelque chose ?

— Non, rien… Il était très-gentil… Seulement…

—– Le voilà maintenant au bout de tous ses chagrins et de tous ses soucis, ajoutai-je.

Elle me regarda fixement. Peut-être avait-elle envie de me dire que les chagrins et les soucis d’Aliocha n’avaient jamais été bien sérieux ; mais elle crut sans doute trouver cette idée dans mes paroles, et se mit à bouder.

Elle ne tarda pourtant pas à redevenir d’une amabilité inaccoutumée. Je passai plus d’une heure avec elle. Elle était très-inquiète ; le prince lui avait fait peur, elle aurait voulu savoir quelle impression elle avait produite sur lui, si elle avait pris l’attitude qu’elle devait, si elle n’avait pas donné trop librement cours à sa joie, si elle ne s’était pas montrée trop susceptible ou trop indulgente. Ne se moquerait-il pas d’elle ? Ne ressentirait-il pas du mépris pour elle ?… Toutes ces questions la mettaient dans une violente agitation.

— Pourquoi t’inquiéter ainsi parce qu’un méchant homme pourrait penser quelque chose ? Qu’il pense ce qu’il voudra !

— Et pourquoi veux-tu donc qu’il soit méchant ? demandât-elle.

Elle était défiante, mais, chez cette âme d’élite, la défiance provenait d’une source pure. Sa fierté ne pouvait souffrir que ce qu’elle regardait comme au-dessus de tout fût exposé à là risée. Elle n’aurait naturellement répondu que par le mépris au mépris d’un homme vil ; mais, malgré cela, son cœur aurait souffert si quelqu’un se fût moqué de ce qu’elle considérait comme saint, quel que fût d’ailleurs le moqueur. Cela venait de son manque de connaissance du monde, du peu de rapports qu’elle avait eu avec la société, et de ce qu’elle était restée enfermée toute sa vie dans son coin, sans en sortir jamais. Elle avait à un haut degré un penchant qui est l’apanage des cœurs débonnaires et qu’elle