Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/194

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Qu’est-ce qu’on ne peut pas laisser ainsi ? reprit Aliocha. Écoute, papa, sais-tu pourquoi je dis tout cela, en ce moment, en ta présence ? C’est que je désire et que j’espère t’introduire dans notre cercle. J’en ai pris l’engagement. Tu ris ! Mais écoute jusqu’au bout, tu me comprendras. Tu ne les connais pas, tu ne les as jamais vus, jamais entendus, tu n’as pas été avec eux ; par conséquent tu ne peux les juger d’une manière équitable. Quand tu auras été avec eux, quand tu les auras entendus, je jure que tu seras des nôtres, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour te sauver, pour t’empêcher de te perdre avec la société.

Le prince avait écouté en silence cette brusque sortie ; son sourire sarcastique et méchant faisait sur Natacha une impression de dégoût, mais il feignait de ne pas s’en apercevoir. Il se renversa sur le dossier de sa chaise, et éclata de rire, mais d’un rire forcé, uniquement pour agacer Aliocha. Aliocha en fut blessé, et sa figure prit une expression de tristesse, et il attendit que l’accès d’hilarité de son père fût passé.

— Papa, dit-il alors avec chagrin, pourquoi te moques-tu de moi ? J’ai parlé en toute droiture et en toute franchise ; si, à ton avis, je dis des sottises, prouve-le-moi au lieu de rire. De quoi te moques-tu ? Il se peut que je sois dans l’erreur, que tout cela soit faux, que je ne sois qu’un sot, ainsi que tu me l’as dit plusieurs fois. Mais si je me trompe, c’est de bonne foi, honnêtement. Je m’enflamme pour de hautes et nobles idées : il se peut qu’elles soient fausses, mais la base sur laquelle elles reposent est sainte.

Le prince changea immédiatement de ton.

— Je ne veux pas te blesser, mon cher ami, répondit-il : je te plains. Tu te prépares à un acte si sérieux, qu’il serait temps de cesser d’être l’étourdi que tu es : voilà ma pensée. J’ai ri malgré moi, et non dans l’intention de t’offenser.

— Pourquoi m’en a-t-il semblé autrement ? reprit Aliocha avec amertume. Pourquoi me semble-t-il depuis longtemps que tu me regardes en ennemi, en froid railleur, et non pas comme un père doit regarder son fils ? Pourquoi me semble-t-il que si j’étais à ta place, je ne me moquerais pas ainsi de