Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/209

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de félicité, si j’avais pu une seule minute te sentir dans mes bras comme auparavant. Et je pensai tout à coup : « Je te redemande à Dieu, et pourtant pendant les six mois que nous avons passes ensemble, que de fois nous nous sommes querellés ! que de fois nous ne nous sommes pas parlé et nous avons été brouillés des journées entières ! et maintenant je te demande de sortir un instant de la tombe, et cet instant, je suis prêt à le payer de ma vie ! » Alors je n’y tins plus, j’accourus, je volai auprès de toi ; tu m’attendais, et nous nous embrassâmes, et je te serrai dans mes bras aussi fort que si j’avais peur qu’on ne vint t’en arracher. Ne nous querellons jamais ! Si tu savais que de chagrin j’en ai ! Grand Dieu ! est-il possible de penser que je pourrais te quitter jamais !

Natacha pleurait ; ils s’embrassèrent, et Aliocha lui jura encore une fois que jamais il ne se séparerait d’elle ; puis il courut chez son père, bien sûr de tout arranger pour le mieux.

— Tout est fini ! dit Natacha en me serrant convulsivement les mains. Il m’aime, il ne m’oubliera pas ; mais il aime aussi Katia, et bientôt il l’aimera plus que moi. Ah ! cette vipère de prince veille, et…

— Natacha ! moi non plus, je ne crois pas qu’il agisse de bonne foi ; mais…

— Mais tu ne crois pas tout ce que je lui ai dit, je l’ai bien vu ; attendons, tu verras si j’avais raison ou non. J’ai parlé au point de vue général, mais Dieu sait ce qu’il machine encore, cet homme abominable ! J’ai deviné ses projets : il lui fallait alléger le cœur d’Aliocha de la tristesse qui l’oppressait, le relever de ses obligations envers moi. Sa demande en mariage avait encore un second but ; il se glissait entre nous avec tout l’ascendant qu’il a sur son fils et le mettait dans le ravissement par sa noble générosité. J’en suis sûre. Je connais Aliocha : tranquille et sans inquiétude à mon égard, il se serait dit : La voilà maintenant, ma femme, elle est avec moi pour l’éternité. Et sans qu’il s’en doutât, Katia, à qui le prince avait fait la leçon, le captivait de plus en plus. Ah ! Vania ! je n’ai plus d’espoir qu’en toi. Il veut