sais, ce n’est pas la réalité, c’est une pure invention, il n’y a pas là de quoi se fâcher, sensible petite fille !
— Je ne suis pas fâchée, dit-elle timidement en levant sur moi un regard plein de tendre sérénité ; puis elle saisit ma main, pressa son visage sur ma poitrine et se mit à pleurer. Une seconde après, elle riait aux éclats à travers ses larmes. C’était plaisant et touchant à la fois ; je voulus lui faire découvrir son visage, mais tout en riant elle me serra encore plus fort.
Cette scène sentimentale prit cependant fin. J’étais pressé de sortir. Je pris congé d’elle. Les joues en feu, les yeux étincelants et toute confuse encore, elle courut après moi jusque dans l’escalier et me demanda de revenir bientôt. Je lui promis de rentrer pour le dîner.
J’allai d’abord chez les vieux, que je trouvai indisposés tous deux. Anna Andréievna était tout à fait malade. Nicolas Serguéitch était dans son cabinet, il m’entendit venir ; mais je savais que, selon son habitude, il nous laisserait seuls pour nous donner le temps de causer. Je ne voulais pas trop attrister Anna Andréievna ; c’est pourquoi je lui racontai avec force ménagements ce qui avait eu lieu la veille ; elle en fut très-affligée, mais moins surprise que je ne l’aurais attendu.
Je pensais que cela arriverait ainsi, et que ce mariage ne se ferait pas, dit-elle tristement. Nous n’avons pas mérité que Dieu nous fasse cette grâce, et puis cet homme est si vil qu’il n’y a rien de bon à attendre de lui. Il nous prend dix mille roubles, ce n’est pas une bagatelle, dix mille roubles ! et il les prend sans aucun droit, il le sait bien. Il nous enlève notre dernier morceau de pain, nous serons obligés de vendre notre terre. Ma petite Natacha a bien raison de ne pas se fier à lui. Et si vous saviez, continuât-elle en baissant la voix, mon mari est tout à fait contre ce mariage ; il lui arrive de se trahir en parlant ; mais je ne veux pas raconter cela… J’ai cru d’abord qu’il divaguait, et pourtant c’était tout à fait sérieux. Que va-t-elle devenir, ma pauvre petite colombe ? Vois-tu, il la maudirait à jamais !… Elle me fit subir, comme d’habitude, un véritable interrogatoire, gémissant et soupirant à chacune de mes réponses.