Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/255

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

magnanime, vous vous mettez en quatre pour eux… Je vous demande un millier de pardons, mon cher, mais c’est faire jouer à la générosité un vilain petit jeu… C’est étonnant que cela ne vous ennuie pas. J’en aurais honte ; il me semble que j’en crèverais de dépit.

— Prince, m’avez-vous amené ici pour m’insulter ? m’écriai-je hors de moi.

— Oh ! non, mon ami, pas du tout. Je suis tout bonnement à cette heure un homme pratique, je ne pense qu’à votre bien, et je voudrais tout arranger pour le mieux. Mais laissez-moi achever et tâchez d’être calme encore quelques minutes. Si vous vous mariiez ? qu’en dites-vous ? vous voyez que ça n’a rien à voir avec notre affaire ; pourquoi me regardez-vous avec tant de surprise ?

— J’attends que vous soyez au bout, répondis-je en le regardant en effet avec le plus vif étonnement.

— Mon Dieu ! je n’ai plus qu’un mot à ajouter. Je voudrais savoir ce que vous auriez dit si quelqu’un de vos amis, qui voudrait véritablement, sincèrement, votre bonheur, non pas un bonheur éphémère, mais durable, vous avait proposé une jeune fille, jolie, mais… ayant déjà quelque expérience, je parle par allégorie ; tenez, dans le genre de Natalie Nicolaïevna, naturellement avec un dédommagement convenable… Remarquez bien que je parle d’une affaire tout à fait étrangère à la nôtre ; eh bien ! qu’auriez-vous dit ?

— Je vous dis que vous… êtes fou.

— Ha ! ha ! ha ! Bah ! mais vous avez l’air de vouloir me sauter à la gorge.

J’étais, en effet, prêt à le faire, je n’y tenais plus. Il me semblait être en présence d’une bête immonde, d’une énorme araignée que j’avais une envie terrible d’écraser. Il se délectait de ses railleries, il jouait avec moi comme le chat joue avec la souris, me croyant à sa merci. Il paraissait (et je me l’expliquai aisément), il paraissait trouver de la satisfaction, de la volupté même dans l’insolence, l’effronterie, le cynisme avec lequel il venait enfin d’arracher son masque. Il voulait jouir de ma surprise, de mon effroi. Il devait me mépriser sincèrement.