Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/266

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diable sait sous quelle forme elle se présentera ! Mais pourquoi parler de cela ? C’est ce philosophe au poison qui m’a exaspéré. Au diable la philosophie ! Buvons, mon cher ! Mais où allez-vous ?

— Je m’en vais, et il est temps que vous vous en alliez aussi.

— Mais non ! restez donc. Je viens pour ainsi dire de vous ouvrir mon âme, et vous demeurez froid en face d’un témoignage aussi éclatant de mon amitié. Hé ! hé ! hé ! Vous ne savez guère aimer, mon poëte ! Attendez un peu, j’ai envie de vider encore une bouteille.

— Comment, une troisième bouteille ?

— Oui, une troisième. En fait de vertu, mon jeune disciple (permettez-moi de vous donner ce doux nom ; qui sait ? mon enseignement vous profitera peut-être…), je vous disais donc que plus la vertu est vertueuse, plus grande est la dose d’égoïsme qu’elle contient. Je vous raconterai à ce sujet une ravissante anecdote : J’ai aimé une fois une jeune fille, et je l’aimais presque sincèrement. Elle avait fait de grands sacrifices pour moi…

— C’est celle que vous avez dévalisée, volée, lui dis-je grossièrement, ne voulant plus me contenir.

Il tressaillit, ses traits se contractèrent, exprimant la surprise et la rage, et il me jeta un regard foudroyant.

— Attendez, attendez ; laissez-moi un peu réfléchir. J’ai quelque peine à retrouver mes idées…

Il se tut et me regarda d’un œil scrutateur et avec animosité ; il retenait ma main dans la sienne, comme s’il avait craint de me voir partir. Je suis sûr que, pendant ce temps, il cherchait d’où je pouvais savoir ce fait qu’il croyait ignoré de tous, et s’il n’y avait pas quelque danger là-dessous. Cela ne dura qu’une minute, et son visage reprit son expression de raillerie et de gaieté qui provenait de l’ivresse.

— Ha ! ha ! ha ! Quel Talleyrand vous faites ! Eh bien ! quoi ? j’étais en effet devant elle comme un chien fouetté, lorsqu’elle me souffleta de l’accusation de l’avoir volée. Quels cris de paon ! quelles injures ! Elle était enragée, cette