Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/267

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femme… et plus la moindre retenue. Mais jugez vous-même : d’abord, je ne l’ai pas du tout dévalisée, comme vous disiez tout à l’heure. L’argent m’appartenait : elle me l’avait donné. Supposons que vous me fassiez cadeau de votre meilleur habit (il jeta à la dérobée un regard sur mon habit passablement râpé, confectionné, trois ans auparavant, par un mauvais petit tailleur) ; je l’accepte avec reconnaissance, et je le porte ; au bout d’un an, nous nous brouillons, et vous me le réclamez ; en attendant, je l’ai usé. Est-ce ainsi qu’on agit ? pourquoi me l’avoir donné ? Ajoutez ensuite que, quoique cet argent fût bien à moi, je n’aurais pas manqué de le restituer ; mais où devais-je prendre tout à coup une si forte somme ? Et puis j’abhorre les idylles et les pleurnicheries à la Schiller, je vous l’ai déjà dit, c’est ce qui a fait le reste. Si vous saviez quelle noble pose elle prenait devant moi lorsqu’elle s’est mise à me crier qu’elle me faisait don de cet argent (le mien, du reste) ! La colère me prit, et pourtant je jugeai du coup la situation, car la présence d’esprit ne m’abandonne jamais : je réfléchis que lui rendre cet argent serait faire son malheur. Je lui enlèverais la jouissance d’être complètement malheureuse à cause de moi et de me maudire sa vie durant.

Croyez-moi, mon ami, il y a dans un malheur de ce genre une certaine ivresse qui ne manque pas de grandeur ; c’est celle de se sentir innocent, généreux, et d’avoir sans aucune ressource le droit de traiter d’infâme et de lâche celui qui vous a offensé. Cette ivresse se rencontre dans les natures à la Schiller ; il est fort possible que cette femme ait manqué de pain par la suite, mais je suis persuadé qu’elle a été heureuse. Je n’ai pas voulu troubler son bonheur, c’est pourquoi je ne lui ai pas envoyé d’argent. C’est de cette manière que se trouve pleinement justifié mon précepte d’après lequel plus la générosité de l’homme est grande et bruyante, d’autant plus forte est la quantité d’égoïsme qu’elle contient… Est-il possible que vous ne compreniez pas cela… vous pensiez m’attraper, ha ! ha ! ha ! Voyons, avouez-le, vous vouliez m’attraper… Oh ! Talleyrand !

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