moindre cause apparente, il y eut entre Ikhméniew et le prince une scène orageuse ; des paroles violentes furent échangées, des mots offensants prononcés de part et d’autre. Ikhméniew partit indigne ; mais l’affaire n’en resta pas là. Des commérages odieux se répandirent soudain dans tout le canton : Ikhméniew, après avoir bien étudié le caractère du jeune prince, avait formé le dessein de profiter de ses défauts ; sa fille Natacha (qui avait déjà dix-sept ans) avait su se faire aimer de cet adolescent, et tout en feignant de ne s’apercevoir de rien, les parents avaient favorisé cet amour ; Natacha, fille rusée et dépravée, avait complétement ensorcelé le jeune homme, qui, grâce à ses soins, n’avait pas vu, pendant presque toute une année, une seule des filles de distinction qui mûrissaient à foison dans les respectables familles des propriétaires voisins.
On allait jusqu’à assurer que les amants étaient déjà convenus d’aller se marier au village de Grigoriévo, à quinze verstes de Vassilievskoé, soi-disant à l’insu des parents de la demoiselle, lesquels cependant connaissaient jusqu’aux moindres détails de l’affaire et guidaient leur fille par leurs abominables conseils. Bref, un gros volume n’aurait pas suffi pour enregistrer tous les cancans que les commères des deux sexes du district réussirent à mettre en circulation.
Mais ce qu’il y avait de plus étonnant, c’est que le prince y ajoutait pleine et entière foi, si bien qu’il n’était venu à Vassilievskoé qu’à la suite d’un rapport anonyme qui lui avait été envoyé à Pétersbourg.
Certes, tous ceux qui connaissaient un peu Ikhméniew auraient dû, il semble, refuser de croire un mot de toutes ces accusations ; cependant, comme il arrive d’ordinaire en pareil cas, chacun s’agita, causa, censura, branla la tête et… prononça un jugement sans appel.
Ikhméniew avait trop de fierté pour justifier sa fille en face des commères, et il défendit sévèrement à sa femme d’entrer en quelque explication que ce fut avec les voisins. Natacha, si cruellement calomniée, ne sut pas pendant près d’une année le premier mot de ces mensonges et de ces calomnies, et elle continua d’être gaie et innocente comme une enfant de douze ans.