Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/327

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Maman était très-pauvre, poursuivit Nelly, s’animant de plus en plus ; elle me disait que ce n’est pas un péché que d’être pauvre, mais que c’est un péché d’être riche et de faire du tort aux autres… et de les offenser… et que Dieu la punissait…

— Est-ce à Vassili-Ostrow, chez la Boubnow, que vous demeuriez ? demanda le vieillard en se tournant vers moi et en affectant un ton indifférent.

— Non… nous avons d’abord demeuré dans la Mestchanskaïa, un sous-sol humide et sombre, et maman y tomba gravement malade ; cependant elle pouvait encore se lever. Il y avait encore une vieille femme qui demeurait avec nous, la veuve d’un capitaine, et puis aussi un ancien employé, un vieux qui était toujours ivre et faisait du tapage toutes les nuits. J’avais horriblement peur, maman me prenait dans son lit et me serrait dans ses bras ; elle était toujours à trembler quand il criait et jurait. Une fois il voulait battre la veuve du capitaine, qui était si vieille qu’elle marchait avec un bâton ; maman prit sa défense, alors il frappa maman et moi, je me jetai sur lui... Elle s’arrêta suffoquée par l’émotion.

— Seigneur, mon Dieu ! s’écria Anna Andréievna qui n’avait pas cessé de regarder l’enfant et avait suivi ce récit avec un vif intérêt.

— Maman me prit par la main, poursuivit Nelly, et nous sortîmes, nous marchâmes jusqu’à la nuit par les rues. Maman ne cessait de pleurer. Nous n’avions rien mangé et j’étais bien fatiguée. Maman se parlait tout le temps à elle-même, et elle me disait : « Sois pauvre, Nelly, et quand je serai morte, n’écoute personne, n’écoute rien. Ne va chez personne ; reste seule et travaille ; si tu ne trouves pas d’ouvrage, va demander l’aumône, mais ne va pas chez eux. » À la tombée de la nuit, au moment où nous passions par une grande rue, maman se mit tout à coup à crier : « Azor ! Azor ! » et un grand chien tout pelé courut à nous en aboyant et en sautant. Maman poussa un cri et tomba à genoux devant un grand vieillard qui marchait en s’appuyant sur une canne et la tête penchée vers la terre : c’était grand-papa. Il était extrêmement maigre, ses habits étaient vieux et usés…