Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/350

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pour la tranquilliser. Cependant elle éprouvait encore une certaine gêne, une espèce de honte à manifester d’une manière trop directe, trop libre, ses sentiments…

Elle nous donnait à tous beaucoup d’inquiétude. Sans que nous eussions échangé une parole, il était résolu qu’elle resterait désormais dans la maison des Ikhméniew. Cependant le moment du départ approchait, et son état empirait. Elle était malade depuis le jour où je l’avais amenée chez mes vieux amis, depuis le jour de leur réconciliation avec Natacha. Que dis-je ? elle avait toujours été malade, et la maladie gagnait graduellement du terrain ; mais à l’heure où nous étions, elle faisait des progrès effrayants : les accès étaient devenus plus fréquents ; ses forces diminuaient de jour en jour, et la fièvre la tenait dans une tension nerveuse constante. Et chose surprenante ! plus le mal l’accablait, plus elle était douce, caressante et confiante. À ma dernière visite, au moment où je passais auprès de son petit lit, elle m’avait saisi la main et attiré à elle. Nous étions seuls. Ses joues étaient brûlantes, ses yeux brillaient comme des flammes. Elle s’allongea vers moi d’un mouvement convulsif et passionné, et lorsque je me penchai sur elle, elle entoura mon cou de ses petites mains brunies et amaigries, et m’embrassa bien fort. Au bout d’un instant, elle demanda Natacha ; je l’appelai, et Nelly la fit asseoir sur son lit auprès d’elle.

— Laissez-moi vous regarder, lui dit-elle. Je vous ai vue hier en rêve, et je vous reverrai cette nuit… Je vous vois souvent… toutes les nuits…

Elle voulait évidemment donner libre essor à un sentiment qui l’oppressait et qu’elle ne comprenait pas elle-même, de sorte qu’elle ne savait comment s’y prendre.

Après moi, c’était Nicolas Serguiévitch qu’elle aimait le plus, et de son côté Nicolas Serguiévitch la chérissait presque à l’égal de Natacha. Il avait à un degré surprenant le don de savoir l’égayer, l’amuser, et à peine était-il entré dans la chambre que le rire et les espiègleries commençaient. La petite malade s’en donnait alors à cœur joie, elle avait alors des coquetteries pour le vieillard, se moquait de lui, lui racontait ce qu’elle avait rêvé et imaginait continuellement