Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/41

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n’y a pas de mal ; pour moi, ta figure est bien, elle me plaît beaucoup... Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Être honnête homme, homme de cœur, voilà le principal. Mène une vie honnête et n’aie pas une trop haute opinion de toi ! Un bel avenir t’attend. Acquitte-toi de ta mission : voilà ce que j’ai voulu dire, juste ce que j’ai voulu dire !

Quel heureux temps ! Je passais chez les Ikhméniew toutes mes soirées, tous mes moments de liberté. J’apportais au vieux des nouvelles du monde littéraire, des écrivains auxquels tout à coup, je ne sais pourquoi, il avait commencé à s’intéresser ; il se mit même à lire les articles d’un critique, dont je lui avais beaucoup parlé et qu’il ne comprenait guère, mais qu’il louait fort.

La vieille maman nous surveillait, Natacha et moi, mais nous avions su mettre sa vigilance en défaut ; nos cœurs s’étaient compris, elle m’avait avoué son amour ; les vieux parents le surent, conjecturèrent, réfléchirent, et la mère allait branlant la tête ; elle manquait de confiance.

— Vous avez eu un beau succès, me disait-elle ; mais si la prochaine fois vous ne réussissiez pas, ou s’il arrive quelque chose d’autre, que ferez-vous ? Si du moins vous aviez un emploi !

— Quant à moi, voici mon opinion, ajouta le vieillard après avoir réfléchi un moment ; j’ai vu, je me suis aperçu et, je l’avoue, je me suis même réjoui de voir que toi et Natacha... Eh ! quel mal y aurait-il ? Mais vous êtes encore très-jeunes, ma femme a raison. Attendons : tu as du talent, beaucoup de talent, j’en conviens ; mais on allait trop loin quand on a crié au génie. Donc, tu as du talent (je viens de lire encore aujourd’hui une critique qui te malmène joliment) ; mais ça ne veut rien dire. Le talent, vois-tu, ce n’est pas encore des capitaux à la banque, et vous êtes pauvres tous deux. Attendons un an, un an et demi ; si tu vas bien, si tu t’affermis dans ta voie, Natacha est à toi ; si tu ne réussis pas, juge toi-même... Tu es honnête homme, réfléchis...

Voilà à quoi nous en étions restés, et voici à quoi nous en étions un an après.