Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/56

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mauvaise, mais je crois qu’il serait mort de repentir en apprenant les conséquences de cette action.

Natacha sentait instinctivement qu’elle serait sa souveraine, sa dominatrice, et qu’il finirait par être sa victime. Elle avait l’avant-goût du délice qu’il y a d’aimer jusqu’à la folie et de tourmenter jusqu’à la douleur celui que l’on aime, justement parce qu’on l’aime, et c’est pour cela peut-être qu’elle se hâtait de se sacrifier la première.

Ses yeux étincelaient d’amour, et il regardait dans une sorte d’extase Natacha, qui avait tout oublié : parents, adieux, soupçons jaloux… : elle était heureuse.

— Vania, s’écria-t-elle, je lui faisais tort, je ne suis pas digne de lui ! Oublie ma mauvaise pensée. Puis elle le regarda avec un amour indicible et ajouta : J’ai cru que tu ne viendrais pas. Aliocha lui baisa la main, puis s’adressant à moi :

— Il y a longtemps que je voulais vous embrasser comme un frère, me dit-il. Que de choses elle m’a dites de vous ! Nous nous sommes peu vus, nous nous sommes à peine parlé. Soyons amis et… pardonnez-nous, ajouta-t-il à demi-voix et en rougissant.

— Oui, oui, reprit Natacha, il est à nous, c’est un ami, un frère ; il nous a déjà pardonné, et nous ne saurions être heureux sans lui. Je te l’ai déjà dit. Ah ! que nous sommes cruels ! Vania, reprit-elle avec un tremblement dans la lèvre, retourne chez nous, auprès d’eux, ils connaissent si bien ton cœur d’or que, lors même qu’ils ne me pardonneront pas, quand ils verront que tu as pardonné, toi, ils s’apaiseront peut-être un peu envers moi. Dis-leur tout, avec des paroles que tu tireras de ton cœur… Défends-moi, sauve-moi ; dis-leur toutes les causes telles que tu les as comprises. Je ne me serais peut-être pas décidée si tu n’étais pas venu aujourd’hui ! En te voyant, j’ai eu l’espoir que tu saurais le leur annoncer d’une manière qui rendrait un peu moins rude la première épouvante. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Dis-leur de ma part, Vania, que je sais que le pardon est impossible : ils pardonneraient, que Dieu ne pardonnerait pas ; et dussent-ils me maudire, je ne les en bénirai pas moins ; je prierai pour eux toute ma vie. Mon cœur est tout entier auprès