Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/60

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musique. Je n’aurai pas honte de vivre de mon travail, j’ai à cet égard des idées tout à fait modernes. Puis j’ai quantité de bibelots qui ne servent à rien. Je les vendrai, et nous aurons là de quoi vivre, Dieu sait combien de temps. Enfin, au pis aller, je puis entrer dans l’administration ; mon père en sera enchanté, il m’a assez persécuté pour m’y forcer ; mais j’ai toujours allégué que j’étais d’une santé trop délicate. D’ailleurs, je suis inscrit quelque part au service. Lorsqu’il verra que mon mariage m’a profité, m’a rendu plus sérieux, plus posé, et que je suis effectivement entré au service, il s’en réjouira et me pardonnera.

— Mais avez-vous réfléchi à ce qui va arriver entre votre père et le sien ? Que pensez-vous qui ait lieu ce soir chez eux ? ajoutai-je en lui montrant Natacha, pâle comme une morte à l’ouïe de mes paroles. J’étais impitoyable.

— Vous avez raison, dit-il, c’est affreux ; j’y ai déjà pensé, j’en suis navré… mais que faire ? Si du moins ses parents nous pardonnaient ! Je les aime tant, si vous saviez ; ils m’ont traité comme leur fils, et voilà comment je les récompense !… Oh ! ces querelles, ces procès ! Et pour quelle raison se querellent-ils ? Nous nous aimons tant ! et nous nous querellons. S’ils pouvaient se réconcilier ! vraiment, ils devraient bien le faire : tout serait fini. Vos paroles me font un étrange effet. Natacha, c’est effrayant, ce que nous faisons. Je l’ai déjà dit avant… C’est toi qui insistes… Mais, voyez, Vania, tout cela peut tourner pour le mieux, ne le croyez-vous pas ? Il faudra bien qu’ils finissent par se réconcilier ! C’est nous qui les réconcilierons : ils ne pourront pas résister à notre amour. Vous ne sauriez croire combien mon père a parfois bon cœur ; si vous saviez avec quelle tendresse il m’a parlé ce matin, comme il s’est efforcé de me persuader ! Et maintenant je vais contre sa volonté, c’est bien triste, et tout cela à cause de quelques vilains préjugés ! C’est tout bonnement de la folie : il suffirait qu’il la regardât bien et qu’il fût avec elle une demi-heure, pour qu’il donnât son consentement à tout, ajouta-t-il en fixant sur Natacha un regard plein de tendresse et de passion.

— Je me suis représenté mille fois avec délices, continua-