Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/61

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t-il en reprenant son bavardage, combien il l’aimera lorsqu’il la connaîtra et combien elle les étonnera tous. Aucun d’eux n’a jamais vu une jeune fille semblable à elle. Mon père la juge comme la première intrigante venue. La réhabiliter dans son honneur est un devoir pour moi, et je saurai le remplir. Ah ! Natacha ! tout le monde t’aimera, ajouta-t-il triomphant ; tout le monde ! qui pourrait ne pas t’aimer ? ajouta-t-il avec enthousiasme… Et puis avons-nous besoin de beaucoup pour être heureux ? Je suis sûr que cette journée nous apportera à tous bonheur, paix et réconciliation. Que cette journée soit bénie ! N’est-ce pas, Natacha ? Mais qu’as-tu donc, mon Dieu ?

Elle semblait insensible et plongée dans une espèce d’assoupissement, dont les exclamations d’Aliocha la tirèrent tout à coup ; elle regarda tout autour d’elle et se jeta dans mes bras. Elle tira une lettre de sa poche et me la remit brusquement comme à l’insu d’Aliocha. C’était une lettre pour les siens, elle l’avait écrite la veille, elle me la remit en me jetant un regard désespéré que je vois encore aujourd’hui. L’effroi me saisit, moi aussi, je compris que ce n’était qu’en ce moment qu’elle sentait toute l’horreur de sa conduite ; elle voulut me dire quelque chose ; elle commença même, mais ses forces la trahirent, et je n’eus que le temps de la soutenir. Aliocha était pâle de frayeur, il lui frottait les tempes, lui baisait les mains ; au bout de quelques minutes elle reprit connaissance.

La voiture de louage qui avait amené Aliocha stationnait à quelque distance ; il la fit avancer. Quand nous l’y eûmes assise, elle saisit ma main et l’arrosa de larmes brûlantes. La voiture partit ; je restai longtemps cloué sur la place ; tout mon bonheur venait de s’abîmer, et ma vie était brisée… je repris lentement, pour retourner chez les vieux parents, le chemin par lequel nous étions venus. Je ne savais comment j’entrerais, ce que je dirais ; mes pensées étaient comme engourdies, mes jambes se dérobaient sous moi…

C’est là l’histoire de mon bonheur ; c’est ainsi que finit mon amour !