Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/72

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la fugitive en présence de son mari, quoique cela lui fût extrêmement pénible ; son cœur avait déjà depuis longtemps pardonné, et il s’était établi entre nous une sorte de convention qu’à chacune de mes visites je lui donnerais des nouvelles de son enfant chérie, toujours présente à son esprit. Elle était malade lorsqu’elle restait quelque temps sans nouvelles, et quand je lui en apportais, elle s’intéressait aux moindres détails, me questionnait, fiévreuse, et mes récits la soulageaient ; elle faillit mourir de frayeur une fois que Natacha était tombée malade et fut sur le point d’aller la voir.

Elle avait des jours où elle se chagrinait, pleurait, nommait sa fille des noms les plus doux, se plaignait amèrement de son mari ; puis elle parlait en sa présence d’orgueil et de dureté de cœur ; elle allait même jusqu’à dire que Dieu ne pardonnerait pas à ceux qui n’auraient pas voulu pardonner ; mais elle n’osait pas aborder la question plus directement.

Dans ces moments, le vieux devenait triste et morne, il fronçait les sourcils sans rien dire ou bien mettait la conversation sur un autre sujet, d’autres fois il nous laissait et rentrait dans sa chambre, de sorte que la bonne femme pouvait déverser son chagrin en larmes et en lamentations. Il nous laissait seuls à chacune de mes visites et prenait à peine le temps de me saluer, de sorte que je pouvais dire à la mère ce que je savais de sa fille.

Il ne manqua pas de faire ce jour-là selon son habitude.

— Je suis trempé, dit-il à peine entré ; je m’en vais un peu chez moi. Assieds-toi, Vania. Il te racontera l’histoire qui lui est arrivée à propos de son nouveau logement, ajouta-t-il en s’adressant à sa femme. Je reviens dans un instant…

Il nous quitta précipitamment et avec une espèce de fausse honte de nous avoir mis en communication, et comme dépité de son manque de fermeté et de sa condescendance.

— Voilà comme il fait toujours, me dit la pauvre Anna Andréievna ; et pourtant il sait bien que nous comprenons le manège. Pourquoi ruse-t-il avec nous ? Suis-je pour lui une étrangère ? Et ma Natacha, il pourrait lui pardonner, il le voudrait peut-être. Dieu seul peut lire dans sa pensée. La