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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

les rues ; mais, sans pouvoir dire pourquoi, je fais moins attention à eux. Je me figure qu’il y en a dix fois plus le dimanche. Et quelles petites faces maigres, pâles, scrofuleuses, tristes, surtout chez les enfants qu’on porte encore dans les bras. Ceux qui marchent déjà seuls n’ont pas non plus des tournures bien réjouissantes. Combien d’entre eux ont les jambes arquées et combien sont déjetés ! Beaucoup de ces petits sont convenablement habillés, mais quelles mines !

Il faut que l’enfant croisse comme une fleur ou comme une feuille sur l’arbre, au printemps. Il aurait besoin d’air, de lumière. Une nourriture fortifiante lui est aussi nécessaire. Et que trouve-t-il à Pétersbourg pour se développer ? Un sous-sol empoisonné des odeurs combinées du Kvass et des choux dégageant une puanteur terrible pendant la nuit, une nourriture malsaine et une perpétuelle demi-obscurité. Il vit dans un milieu où grouillent les puces et les cafards, où l’humidité suinte des murs. Dans la rue, pour se remettre, il respire de la poussière de brique effritée et de boue séchée. Étonnez-vous après cela que les enfants d’ici soient maigres et livides ! Voyez une jolie petite fillette de trois ans, parée, en robe fraîche. Elle est vivace ; elle accourt vers sa mère assise dans la cour de la maison et causant joyeusement avec des voisines. Elle bavarde, la mère, mais elle s’occupe de sa fille. S’il arrive à l’enfant le moindre accident, elle s’empresse de venir à son secours.

Une petite fille profitant d’une seconde d’inattention de sa mère et s’étant baissée pour ramasser un caillou, tomba, s’enroula les jambes dans son jupon et ne put se relever. Je ramassai la mignonne et la pris dans mes bras, mais déjà la mère était arrivée sur moi ; elle avait quitté son siège avant que j’eusse fait le premier mouvement pour tirer d’affaire la petite. Elle me remercia très affablement ; pourtant son œil me disait, malgré elle : « Je t’en veux un peu d’être arrivé avant moi. » Quant à l’enfant, elle se dégagea vite de mes bras et se précipita au cou de sa maman.

Mais, je vis une autre fillette que sa mère tenait par la main et abandonna tout à coup au milieu de

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