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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Dans les rues j’aime à observer les passants, à examiner leurs visages inconnus, à chercher qui ils peuvent bien être, à m’imaginer comment ils vivent, ce qui peut les intéresser dans l’existence. Ce jour-là j’ai été surtout préoccupé de ce père et de cet enfant. Je me suis figuré que la femme, la mère, était morte depuis peu, que le veuf travaillait à son atelier toute la semaine, tandis que l’enfant restait abandonné aux soins de quelque vieille femme. Ils doivent loger dans un sous-sol où l’homme loue une petite chambre, peut-être seulement un coin de chambre. Et aujourd’hui, dimanche, le père a conduit le petit chez une parente, chez la sœur de la morte, probablement. Je veux que cette tante qu’on ne va pas voir très souvent soit mariée à un sous-officier et habite une grande caserne, dans le sous-sol, mais dans une chambre à part. Elle a pleuré sa défunte sœur, mais pas bien longtemps. Le veuf n’a pas montré non plus grande douleur, pendant la visite, tout au moins. Toutefois il est demeuré soucieux, parlant peu et seulement de questions d’intérêt. Bientôt il se sera tu. On aura alors apporté le samovar ; on aura pris le thé. Le petit sera resté assis sur un banc, dans un coin, faisant sa moue sauvage, fronçant les sourcils et, à la fin, se sera endormi. La tante et son mari n’auront pas fait grande attention à lui ; on lui aura pourtant passé un morceau de pain et une tasse de lait. Le sous-officier, muet tout d’abord, lâchait à un moment donné une grosse plaisanterie de soudard au sujet du gamin, que son père réprimandait précisément. Le mioche aura voulu repartir tout de suite, et le père l’aura remmené à la maison de Veborgskaia, à Litienaia.

Demain le père sera de nouveau à l’atelier et le moutard avec la vieille femme…

…Et me voilà continuant ma promenade, sans cesser d’évoquer au-dedans de moi-même une série de petits tableaux du même genre, un peu niais, mais qui m’intéressent en m’attristant. Et c’est ainsi que les dimanches pétersbourgeois me disposent peu à la gaîté. Il me paraît que cette capitale, en été, est bien la plus morne ville du monde.

En semaine aussi, on croise beaucoup d’enfants dans